II.1.2.2 Le matériel de perception

L’idée qu’il faut un corps en mouvement pour accéder à une information est centrale dans l’œuvre de Freud et elle a été reprise de manière indépendante par les avancées récentes en neurosciences.

II.1.2.2.1 Dans l’œuvre de Freud

Dans son Esquisse, Freud écrit que quelque chose peut être compris par un travail de mémoire, c’est-à-dire que, explicite-t-il, cela peut être ramené « à une annonce que le propre corps du sujet lui fait parvenir ». Quelques paragraphes plus loin, il écrit que « pensée cognitive ou jugement cherchent à s’identifier à un investissement somatique […]. [L]e jugement […] se fonde évidemment sur des expériences somatiques, des sensations et des images motrices propres au sujet. Tant que manquent ces dernières, la fraction variable du complexe perceptif ne saurait se concevoir […] »424. En d’autres termes, c’est grâce à la mise en correspondance de la perception avec un vécu corporel, en particulier de l’ordre des images motrices, que la perception peut être comprise.

Plus explicitement, Freud fait l’hypothèse d’une correspondance entre perception et action: « Tout en percevant W425, on imite soi-même les mouvements, c’est-à-dire que l’on innerve sa propre image motrice (qui coïncide avec la perception) au point de reproduire réellement le mouvement. C’est pourquoi il est permis de parler de “valeur imitative” d’une perception. […] Le fait de juger (qui devient plus tard le moyen de reconnaître un objet pouvant avoir quelque importance pratique) […] constitue à l’origine un processus d’association entre certains investissements venus du dehors et d’autres émanés du corps du sujet, une identification entre des renseignements ou des investissements venant de φ426 et de l’intérieur. »427. Selon Freud, un stimulus externe ne peut donc avoir de sens qu’à condition qu’il puisse être mis en correspondance avec un mouvement prenant naissance dans son propre corps. Bref, ce n’est qu’en traduisant l’information reçue sous forme d’une action du corps propre qu’il y a accès à la perception.

Dans son étude sur l’aphasie, Freud décrit le phénomène de l’écholalie: certains patients, ne comprenant pas ce qu’on leur dit, répètent à voix haute les mots qu’on leur a adressés. Cette répétition facilite leur compréhension. Au dire de Freud, par la répétition de ce qui est entendu mais pas compris, le patient tenterait ainsi, par l’action de son propre corps, de saisir la signification de ce qu’il a entendu. « Sans doute ne devons-nous pas concevoir la compréhension des mots en cas d’incitation périphérique comme simple transmission des éléments acoustiques aux éléments des associations d’objet. Il semble plutôt qu’au cours de l’écoute compréhensive, l’activité associative verbale soit incitée en même temps, de sorte que nous répétons, en quelque sorte, intérieurement ce que nous avons entendu et que nous étayons alors simultanément notre compréhension sur nos impressions d’innervation du langage. Un degré plus élevé d’attention à l’écoute s’accompagnera d’un transfert plus important de ce qui a été entendu sur le faisceau moteur du langage. »428. Ce « faisceau moteur du langage » est le circuit articulatoire. Freud indique donc clairement que, pour aller de l’écoute à la compréhension, l’accès se fait par l’intermédiaire d’une répétition de l’entendu, ou passe par l’activation du propre système moteur du sujet avec l’information reçue.

Notes
424.

FREUD S. (1895/1956). Esquisse d’une psychologie scientifique, op. cit., pp. 349-350.

425.

W est la perception ou l’image de perception.

426.

Dans l’Esquisse φ est constitué de neurones périphériques perméables qui servent à la perception et qui n’ont pas de capacité de rétention comme dans le système ψ. Voir aussi la note 370.

427.

Ibid., p. 350.

428.

FREUD S. (1891/1983), Contribution à la conception des aphasies, op. cit., pp. 141-142.