II.1.2.3 Le matériel de l’affect

II.1.2.3.1 Le point de vue de Damasio

L’idée d’un appel au corps en mouvement pour accéder à l’information ne vaut pas seulement pour le registre de la perception mais aussi pour celui de l’affect. De ce point de vue, une émotion du corps, c’est-à-dire une mobilisation d’ordre motrice du corps en réponse à certains stimuli, est ressentie et ce ressenti ou sentiment fait partie du vécu de l’affect. Le neuroscientifique Damasio434 a bien articulé les deux temps du processus affectif et a proposé un vocabulaire qui semble recueillir un large consensus. Il y a d’une part l’é-motion, c’est-à-dire un mouvement du corps d’un type très particulier, et d’autre part le ressenti de cette émotion, le sentiment. La nature des événements moteurs est de trois sortes: la sécrétion de glandes, la contraction de muscles lisses et la mise en marche de programmes moteurs des muscles striés. Ces événements moteurs exercent une influence sur la physiologie de base, puisqu’ils déterminent entre autres le métabolisme des cellules, les réactions immunitaires et les réflexes.

Les émotions de l’angoisse ou de l’excitation, par exemple, se situent en aval de l’activation de l’amygdale435. Leur trajectoire dans l’organisme, qui implique l’hypothalamus et l’hypophyse, entraîne une série de réponses stéréotypées, incluant la sécrétion d’hormones (adrénaline, hormone du stress), une accélération du rythme cardiaque, une vasodilatation des vaisseaux sanguins du cerveau, des reins, du cœur, des poumons et des muscles des membres, une vasoconstriction des vaisseaux de la peau et des intestins et une transpiration accrue. Le système de réponses pour ce type d’émotions est plutôt stéréotypé, aboutissant à des changements de même nature pour toutes sortes d’excitations; seule l’amplitude de l’activation varie. D’autres émotions se caractérisent par des trajectoires neuronales qui produisent une réaction motrice périphérique différente. La tristesse, par exemple, est plus particulièrement caractérisée par une activation intense de l’hypothalamus et du cortex préfrontal ventromédial436.

Damasio437 définit l’émotion comme un ensemble fixe composé de réponses physiologiques et de comportements stéréotypés. Toutes les émotions ont un rôle régulateur ou homéostatique en fonction de la survie de l’organisme. Ces réponses stéréotypées sont déterminées biologiquement et ont été inscrites dans un ensemble inné de dispositifs du cerveau résultant de la longue histoire de l’évolution. Leur substrat neuronal se trouve principalement dans le tronc cérébral, le télencéphale basal et l’hypothalamus — qui sont toutes des structures sous-corticales. Deux sites importants sont la substance grise périaqueducale dans le tronc cérébral et les amygdales dans le système limbique. Au niveau cortical, leur substrat inclut le cortex préfrontal ventromédial et le cortex cingulaire antérieur438. Les réponses sont déployées de façon automatique en réaction à un stimulus et ne peuvent être modifiées volontairement. Les émotions se servent en somme du corps comme d’une « scène de théâtre » en y déployant leur répertoire de réactions. Elles influent aussi sur le mode opératoire d’un nombre de circuits du cerveau. L’ensemble de ces changements constitue le substrat à partir duquel les structures neuronales enregistrent les retours sensoriels et produisent les sentiments.

Ce concept de l’émotion chez Damasio correspond au premier temps de l’affect, le temps de l’activation motrice du corps interne, et se retrouve dans des termes semblables chez d’autres auteurs comme le neuroscientifique Panksepp439, qui propose le concept d’emotional operating systems.

Si l’émotion concerne la motricité du corps, le sentiment, deuxième temps de l’affect, a trait à la perception. En effet, l’état d’émotion du corps peut être enregistré, ressenti, et c’est cette perception qui forme le sentiment — en anglais, les feelings. Le sentir, selon Damasio440, se réfère à l’idée du corps lorsque les émotions deviennent images. Cette perception de l’état du corps se fait au niveau des cartes neuronales, où les changements dus à l’émotion sont représentés. Les cartes neuronales, présentes à différents niveaux tant corticaux que sous-corticaux, comprennent le cortex cingulaire, deux aires somatosensorielles (l’« insula » et le cortex somatosensoriel secondaire ou SII), l’hypothalamus et divers noyaux dans le toit du tronc cérébral441. Le cortex insulaire est un substrat particulièrement crucial pour le ressenti de l’émotion. Les fibres nerveuses qui y aboutissent transmettent au cerveau l’information dite intéroceptive — c’est-à-dire venant de l’intérieur du corps telle que la température du corps, les démangeaisons, les chatouillements et les frissons, les sensations viscérales et génitales, la douleur, l’état des muscles lisses dans les vaisseaux sanguins, le pH local, la concentration de glucose, la présence d’agents inflammatoires, etc.442. Là encore, d’autres chercheurs proposent des concepts qui se rapprochent du sentiment tel que le conçoit Damasio. Panksepp avance ainsi celui de la conscience « primaire affective ». Mais, à la différence de Damasio, il estime que cette conscience primaire affective se fait sur la base du ressenti de changements dans l’image motrice de soi plus que sur la base de ceux enregistrés dans les cartes somatosensorielles.

Notes
434.

DAMASIO A.R. (1994). Descartes’ error: emotion, reason, and the human brain, New York, Putnam; DAMASIO A.R. (1999). The feeling of what happens. Body, emotion and the making of consciousness, Londres, Random House; DAMASIO A.R. (2003). Looking for Spinoza. Joy, sorrow and the feeling brain, Londres, Random House.

435.

LEDOUX J.E. (1993). Emotional memory systems in the brain, art. cité; LEDOUX J.E. (1994). Emotion, memory and the brain, art. cité.

436.

DAMASIO A.R., GRABOWSKI T.J., BECHARA A., DAMASIO H., PONTO L.L.B., PARVIZI J., & HICHWA R. D(1998). Subcortical and cortical brain activity during the feeling of self-generated emotions. Nature Neuroscience, 3, 1049-1056.

437.

DAMASIO A.R. (1999). The feeling of what happens, op. cit., pp. 51-52.

438.

Ibid., p. 280.

439.

PANKSEPP J. (1998). Affective neuroscience: The foundations of human and animal emotions, Oxford, Oxford University Press.

440.

DAMASIO A.R. (2003). Looking for Spinoza, op. cit, p. 85.

441.

Ibid., p. 96.

442.

CRAIG A.D. (2002). How do you feel? Interoception: the sense of the physiological condition of the body. Nature Reviews Neuroscience, 3, 655-666.