II.2 L’Inconscient Structuré comme un Langage

II.2.1 La Structure Symbolique du Langage

II.2.1.1 Le langage humain est un système symbolique

On commence à voir que la question de l’inconscient — notamment les dynamiques linguistiques à l’origine de faux nouages entre affect et signifiant — se joue au niveau du fragment phonologique non encore désambiguïsé. La chaîne linguistique se présente, en première instance, toujours comme une séquence intrinsèquement ambiguë, dans la mesure où la suite des phonèmes peut se ponctuer ou se segmenter de diverses façons. En effet, comme les suspensions de l’énonciation ne suivent pas la délimitation des mots, tout fragment linguistique perçu est toujours initialement ambigu. Les modèles courants de la reconnaissance du langage parlé s’accordent à dire que celui-ci active de multiples candidats de mot qui ne s’alignent pas toujours exactement450. La linguiste Cutler451, par exemple, propose qu’une simple phrase, apparemment sans ambiguïtés, telle que « We stop begging » active, de façon évanescente, des significations correspondant à des mots « intermédiaires » tels que east (entre we et stop), top (dans stop) et egg (dans begging). Pour faire émerger la signification contextuelle d’un énoncé, il faut donc procéder à sa désambiguïsation. Ce processus pourrait définir le champ opératoire de l’inconscient452.

La désambiguïsation est fonction du contexte. Cela signifie que la position du fragment linguistique par rapport au contexte en détermine une part de la signification. Cela signifie aussi que le langage est une structure positionnelle, qu’il constitue donc un système symbolique. Dans The Symbolic Species, Terrence Deacon 453 soutient que la spécificité du langage humain est d’être organisé de façon symbolique alors que les « langages » animaux sont des systèmes d’icônes ou d’index. Il reprend à cet égard les définitions de Peirce454. Une icône se caractérise, selon Deacon, par son « indistinction ». Il y a toujours une identité de forme entre l’icône et l’objet auquel elle renvoie. Le dessin d’une pomme ne peut qu’être un tenant-lieu de l’objet « pomme ». Un index, par contre, n’a pas d’identité de forme avec l’objet auquel il renvoie, mais il possède néanmoins toujours une relation directe de référence avec cet objet. Il peut s’agir d’une relation préalable, un rapport spatiotemporel ou métonymique entre le signe et le référent par exemple. Les exemples classiques de relation indexicale sont la fumée renvoyant au feu et les traces de pas dans le sol renvoyant à l’animal. La relation indexicale peut être aussi totalement arbitraire, auquel cas elle doit être apprise. Un exemple non humain d’un index appris est l’association d’un cri animal à un danger spécifique. Une fois établie, par expérience ou par apprentissage, la relation est, comme pour l’icône, linéaire et sans équivoque. De cette façon, le dessin d’une pomme peut tout aussi bien être le tenant-lieu de l’objet « jardin » ou, au choix, de tout autre objet auquel on aurait associé le dessin. Les signes qui constituent les langages animaux se situent à ce niveau.

Les symboles sont d’une tout autre nature. Deacon soutient que le langage humain est un système symbolique puisque l’interprétation du mot dépend du contexte de son utilisation: « Les symboles ne peuvent être considérés comme une collection non structurée de stimuli qui correspond à une collection de référents car les symboles ne se limitent pas à la simple représentation des choses dans le monde, ils ont aussi la fonction de se représenter mutuellement. Le fait que les symboles ne se réfèrent pas directement aux choses dans le monde, mais s’y réfèrent indirectement grâce à leur action de référence à d’autres symboles, implique que les symboles sont des entités combinatoires dont la capacité de référence est dérivée de ce qu’ils occupent des positions déterminées dans un système organisé d’autres symboles. »455

L’action de référence des symboles dépend fondamentalement de deux niveaux subordonnés de références indexicales, notamment la référence du symbole à l’objet dont il pourrait être le tenant-lieu et la référence du symbole aux symboles qui l’entourent. Dans son modèle logique de la construction d’un symbole, Deacon indique que ces deux niveaux indexicaux peuvent être appris par conditionnement. Par exemple, le rapport du stimulus « pomme » à l’objet « pomme » peut s’apprendre, autant que la règle qui veut que le verbe « manger » requiert un objet: « manger une pomme ». Jusqu’ici, les relations entre les stimuli S sont données par les relations entre les objets — en d’autres termes, elles en sont le reflet. Or, dans un troisième stade de cette construction logique, un retournement s’opère: au lieu de s’appuyer sur les objets pour comprendre les stimuli S, le sujet va s’appuyer sur la relation entre les stimuli pour saisir les objets. À ce stade-là, un mot x dans une formule « manger une x » est déjà identifié comme « un objet qui se mange » sans qu’il y ait besoin de nulle autre expérience ou connaissance de l’objet456. C’est ce qu’indique le retournement des flèches dans son schéma.

Figure 10: Le modèle de constitution du symbole selon Deacon
‘Schéma de la logique de la construction de relations de référence de type symbolique à partir de relations indexicales selon Deacon457 : Deacon conçoit trois étapes logiques dans cette construction, indiquées de bas en haut. (1) D’abord, il y aurait apprentissage d’une collection de différentes relations indexicales entre des stimuli signes S et des objets O individuellement (à intensité variable selon que le conditionnement soit plus ou moins important). (2) En second lieu, il y aurait une reconnaissance de relations systématiques entre les stimuli indexicaux S et ces relations seraient d’abord apprises sous forme de relations indexicales additionnelles; par exemple, un verbe transitif prend un objet. (3) En troisième lieu, il y aurait un renversement de stratégie mnémotechnique (les flèches de bas en haut s’inversent) qui fait qu’il y aurait dès lors appui sur les relations entre les stimuli (les flèches sur le plan horizontal de S) pour désigner les objets indirectement par le biais des relations entre les objets (les flèches sur le plan horizontal des O). Alors que les indices peuvent exister en isolation, les symboles doivent, par définition, faire part d’un groupe fermé de transformations qui les relient pour garantir leur capacité de référence – faute de quoi, ils redeviennent indices. Il est à noter que Deacon s’appuie, pour la construction de cette logique, sur les expérimentations d’apprentissage d’un langage de type humain à des chimpanzés.’

Dans ce système, un dessin de pomme peut faire référence à l’objet « pomme » ou bien à l’objet « jardin », l’attribution du référent dépendra de l’information qu’impliquent les autres symboles qui l’entourent. Une fois retirés de leur contexte, les fragments de langage changent de nature. Lorsqu’un élément (S) est isolé artificiellement de ce carrousel, le mot et l’objet auquel il renvoie rétablissent automatiquement le rapport de référence de type indexical et le langage perd sa valeur symbolique. Pris isolément, ce stimulus n’aura qu’une seule interprétation possible. Le langage n’est langage qu’en vertu de son tissage avec d’autres stimuli S.

En somme, selon Deacon, la référence symbolique requiert qu’on tienne compte des éléments de contexte qui font référence aux symboles. Elle devient possible grâce à la position ou le statut des symboles à l’intérieur d’une chaîne de symboles. De cette façon, le langage humain, par sa nature symbolique, se distingue d’une manière radicale de tout autre système de langage de type animal.

Notes
450.

GASKELL M.G. & MARSLEN-WILSON W.D. (1997). Integrating form and meaning: a distributed model of speech perception. Language and Cognitive Processes, 12, 613-656; LUCE P.A. & PISONI D.B. (1998). Recognizing spoken words: the neighborhood activation model. Ear and Hearing, 19, 1-36; MCCLELLAND J.L. & ELMAN J.L. (1986). The trace model of speech perception. Cognitive Psychology, 18, 1-86; NORRIS D. (1994). Shortlist: A connectionist model of continuous speech recognition. Cognition, 52, 189-234.

451.

CUTLER A., DEMUTH K. & MCQUEEN J.M. (2002). Universality versus language-specificity in listening to running speech. Psychological Science, 13, 3, 258-262.

452.

BAZAN A. (2005). La forme du langage en clinique. Une perspective neuropsychanalytique. Psychologie clinique, 18, 51-97.

453.

DEACON T. (1997). The symbolic species: the co-evolution of language and the human brain, Londres, Penguin, 69-83.

454.

PEIRCE. C.S. (1931/1966). Collected Papers of Charles Sanders Peirce, 8 vols., dir. C. Hartshorne, P. Weiss et A.W. Burks, Cambridge (Mass.), Harvard University Press.

455.

DEACON T. (1997). The Symbolic Species, op. cit., p. 99.

456.

Ibid., p. 79.

457.

Ibid., p. 79; 87.