II.2.1.2 La structure signifiante du langage

Une opinion comparable est soutenue par Lacan dans L’instance de la lettre dans l’inconscient 458 quand il parle du signifiant. En effet, le signifiant lacanien ne se résume pas à la dimension phonologique, à la forme ou à la « présentation » du mot. Lacan écrit: « Cette façon de topologiser ce qu’il en est du langage est illustrée sous la forme la plus admirable par la phonologie, pour autant qu’elle incarne du phonème le signifiant. Mais le signifiant ne se peut d’aucune façon limiter à ce support phonématique.»459. Pour comprendre la dimension multiple du signifiant lacanien, il faut en saisir l’origine dans la linguistique structurelle de Saussure.

Pour Saussure, le signe est l’élément de base du langage. Il est constitué de deux éléments: l’élément conceptuel, appelé « signifié », et l’image acoustique, appelée « signifiant ». Les deux sont liés d’un lien arbitraire mais immuable, telles les deux faces d’une pièce de monnaie, ce que Saussure illustre ainsi:

Dans ce diagramme, les flèches représentent l’implication réciproque des deux éléments du signe dans la production de la signification, et le cercle représente leur union. Lacan reprend ce concept saussurien en le modifiant à plusieurs égards. D’abord, alors que Saussure considère que le lien entre signifié et signifiant est immuable, Lacan souligne qu’il est extrêmement instable: un même signifiant peut, selon le contexte, signifier un grand nombre — voire un nombre illimité — de concepts différents. Et pour illustrer ce propos, il donne l’exemple suivant:

En second lieu, pour Lacan, le signifiant, bien que défini comme l’image acoustique par Saussure, est avant tout un élément matériel vide: « Tout vrai signifiant est, en tant que tel, un signifiant qui ne signifie rien. »460. Mais, tout en ne signifiant rien en soi, il est aussi et surtout une « position vide » dans un système différentiel fermé. En d’autres termes, c’est la position du signifiant dans la chaîne des signifiants qui impose un effet de signification: le sens de la chaîne signifiante est donné, par-delà sa structure phonémique, par la position relative des signifiants. Nous retrouvons ici ce que dit Deacon. Les deux auteurs, s’inspirant de domaines de connaissance très différents, s’accordent donc à dire que le langage humain est un système symbolique.

Il en résulte que, pour Lacan, ce n’est plus le signe saussurien qui est l’élément constitutif du langage, mais bien le signifiant. Et le langage est constitué d’une chaîne de signifiants, dont l’existence est préalable à celle des signifiés. Le fait que l’existence des signifiants précède celle des signifiés implique donc que c’est le signifiant qui découpe la réalité en objets, que c’est lui qui les dégage, et non l’inverse. En effet, de la réalité ne se dégagent pas de façon naturelle une série d’objets séparables qu’il ne resterait plus qu’à nommer. Lacan est amené de la sorte à remplacer le diagramme de Saussure par un algorithme où les positions du signifié et du signifiant sont inversées, indiquant ainsi la primauté du signifiant (en lettre capitale) sur le signifié:

On remarquera également que les flèches et le cercle ont été supprimés de manière à signaler l’absence d’un lien stable ou fixe entre signifiant et signifié.

Lacan démontre la structure positionnelle du langage à travers un nombre d’exemples qui comportent essentiellement deux niveaux de détermination, le niveau pragmatique et le niveau syntaxique. Au niveau pragmatique, le contexte d’utilisation du langage en détermine le sens. Toujours dans L’instance de la lettre dans l’inconscient, Lacan reprend l’exemple « Hommes Dames » pour démontrer la priorité de l’information donnée par le contexte pragmatique — ici, un écriteau à l’entrée d’une gare — sur le sens des signifiants: « Un train arrive en gare. Un petit garçon et une petite fille, le frère et la sœur, dans un compartiment sont assis l’un en face de l’autre du côté où la vitre donnant sur l’extérieur laisse se dérouler la vue des bâtiments du quai le long duquel le train stoppe: “Tiens, dit le frère, on est à Dames! — Imbécile! répond la sœur, tu ne vois pas qu’on est à Hommes” »461

Cet exemple montre que même ce qui serait communément connu de tous sous un sens différent — comme les mots « dames » et « hommes » — ne saurait se soustraire pour en établir la signification à la détermination donnée par le contexte de son utilisation. De manière semblable, Lacan rappelle qu’en conversation des amorces de phrase telles que « Jamais je ne… », « Toujours est-il… » ou « Peut-être encore… », même si elles sont interrompues avant le terme significatif, ne sont pas pour autant dépourvues de sens. Dans pareil cas, c’est le niveau pragmatique ou le contexte de la situation qui, par sa configuration, établit le sens. Autrement dit, comme Lacan l’indique, « aucun des éléments de la chaîne ne consiste dans la signification dont il est capable au moment même »; c’est plutôt « dans la chaîne du signifiant que le sens insiste »462.

La détermination du sens a lieu aussi sur le plan syntaxique. Lacan le fait apparaître à l’aide d’un vers du poème de Victor Hugo « Booz endormi » (La légende des siècles) dans lequel le personnage central, Booz, est représenté par un objet: « Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ». Lacan affirme que c’est la structure positionnelle de la phrase qui en régit le sens grâce à la connaissance de la syntaxe: « Si sa gerbe renvoie à Booz […] c’est de se substituer à lui dans la chaîne signifiante, à la place même qui l’attendait […].»463. Dans cet exemple, la syntaxe prescrit que le mot apparaissant en position de sujet d’une action doit être interprété comme l’acteur de cette action, même si la signification commune du mot ne le suggère pas. Concrètement, dans le vers cité, « sa gerbe » renvoie à un personnage du fait que la suite de la phrase indique qu’elle « n’était point avare ni haineuse », deux qualités qui mettent « sa gerbe » en position de sujet. Il ressort donc que c’est d’abord la position syntaxique qui produit le sens d’un signifiant, en subordonnant s’il le faut, dans cette opération, la signification commune de celui-ci. L’information syntaxique est donnée par la position qu’occupent les signifiants dans la chaîne langagière. Certains mots, comme les prépositions, n’ont d’ailleurs comme seul contenu informatif (conscient) que cette indication positionnelle. Bref, dans le vers de Victor Hugo, c’est la structure symbolique ou signifiante du langage qui permet de saisir que le fragment « sa gerbe » renvoie en fait au personnage de Booz.

Notes
458.

LACAN J. (1957/1999). L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, op. cit.

459.

LACAN J. (1972-1973/1975). Le séminaire, livre XX, op. cit., p. 22.

460.

LACAN J. (1955-1956/1981). Le séminaire, livre III, Les psychoses, op. cit., p. 185.

461.

LACAN J. (1957/1999). L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, op. cit., p. 600.

462.

Ibid., p. 502.

463.

Ibid., p. 507.