II.2.1.2 Le niveau lexical de détermination du sens

Mais il existe un troisième niveau de détermination pour le sens des signifiants, le niveau lexical. En effet, au-delà d’une construction syntaxique plus ou moins préformée et plus ou moins abstraite à partir de laquelle les chaînes linguistiques sont décodées, l’identité spécifique des signifiants livre également une information qui contraint le sens des signifiants voisins: cette information est d’ordre lexical. Nous proposons que l’information syntaxique peut aussi se concevoir comme un cas de figure de l’information lexicale.

L’identité d’un signifiant livre en effet une information générale de type syntaxique, par exemple, « ceci est un verbe » ou encore « ce verbe doit être suivi d’un objet » (verbe transitif). Mais l’information donnée peut aussi être plus spécifiquement liée à la nature particulière du signifiant. Pour anticiper sur un cas de figure important, un signifiant tel que le verbe anglais to pour (verser) indique au niveau lexical non seulement les déterminations syntaxiques usuelles, « ce signifiant est un verbe » et « ce verbe appelle un objet », mais aussi que « l’objet qu’appelle ce verbe est habituellement un objet liquide ». Nous voyons donc au niveau lexical des éléments qui seraient intuitivement plutôt classés au niveau sémantique (la nature liquide de l’objet du verbe « verser »).

Une expérience éthologique, que Deacon464 a également utilisée pour étayer son propos, éclaire la détermination lexicale. Dans le dessein d’apprendre à des chimpanzés un langage de type humain, l’éthologue Savage-Rumbaugh465 a fait usage de stimuli dits « lexigrammes». Les lexigrammes sont des cartes qui comportent des images de forme géométrique de diverses couleurs ayant une relation arbitraire avec l’objet ou l’action auxquels elles font référence. Il s’agit donc de prime abord de stimuli de type indexical. À force de répétition, les chercheurs ont réussi à apprendre aux chimpanzés à employer la combinaison des lexigrammes give et banana pour obtenir des bananes ou de pour et juice pour obtenir du jus. Cette leçon apprise, on a remis aux chimpanzés les quatre cartes simultanément (give, pour, banana, juice) dans l’espoir qu’ils les emploieraient de façon sensée pour exprimer librement leurs demandes. Or, les chercheurs ont constaté que les singes semblaient incapables de créer du sens à partir de ce vocabulaire de quatre stimuli. Au lieu de faire des phrases, ils désignaient arbitrairement une série quelconque de lexigrammes (par exemple: pour et give et pour) ou bien ils répétaient seulement la combinaison la plus récemment acquise.

Mais la suite de l’expérience révèle un point crucial. Pour arriver à ce que les chimpanzés fassent néanmoins des phrases, les chercheurs ont dû procéder à l’envers en leur faisant apprendre à écarter toutes les combinaisons impossibles (par exemple: donner et donner ou verser et banane). Ce n’est qu’après cette laborieuse période de désapprentissage que les singes ont acquis un nombre de règles assez simples. Ces règles dictent entre autres le statut grammatical du lexigramme. Autrement dit, c’est en assimilant que des suites telles que verser verser et verser banane sont impossibles que les singes apprennent que « donner » et « verser » sont des verbes (ou mots d’action) alors que « banane » et « jus »» sont des objets et qu’un verbe appelle un objet. C’est plus spécifiquement en apprenant à écarter certaines combinaisons (verser raisins) qu’est acquise la règle suivant laquelle le verbe « verser » implique que son objet soit liquide. Les singes apprennent ainsi que les lexigrammes ne portent pas seulement une information à propos de l’objet auquel ils renvoient, mais également à propos des autres lexigrammes voisins et, inversement, que le sens des lexigrammes est conditionné par ces lexigrammes voisins. Cette phase où on apprend activement à éviter certaines combinaisons permet donc l’acquisition de règles qui, portant sur l’utilisation des lexigrammes en soi, ne concernent pas la signification au sens strict. « La relation qu’un lexigramme entretient avec un objet s’établit, affirme Deacon, en fonction de la relation que le lexigramme a avec d’autres lexigrammes — et non pas uniquement en fonction de la seule présence corrélée du lexigramme et de l’objet. »466.

Cette expérience révèle que l’acquisition d’un système symbolique de langage implique un moment de renversement dans le mouvement de détermination du sens: alors que, dans un rapport indexical, c’est l’objet auquel l’index renvoie qui en détermine le sens, dans un système symbolique, la sémantique se subordonne aux rapports mutuels entre les éléments du système. Et que, si l’on admet que ces éléments sont des signifiants, cela signifie qu’il y a primauté du signifiant dans l’effet de signification. De façon indépendante, dans le schéma de Lacan, comme dans celui de Deacon, il y a retournement du sens des flèches dans la relation de référence entre signifiant et signifié.

Notes
464.

DEACON T. (1997). The Symbolic Species. op. cit., p. 85.

465.

SAVAGE-RUMBAUGH E.S. (1986). Ape Language: From Conditioned Response to Symbol, New York, Columbia University Press.

466.

DEACON T. (1997). The Symbolic Species. op. cit., p. 85.