II.2.1.3 La neuro-anatomie du lexique

On peut donc définir le niveau lexical comme celui qui contient l’information qu’implique l’identité du signifiant pour son rapport aux signifiants voisins. Cette idée d’un niveau lexical à part entière, où se trouverait l’information propre à l’emploi du langage, et qui serait différent de l’encodage sémantique, est confirmée par les recherches menées par Damasio et Caramazza467. Pour Damasio, le niveau sémantique concerne les caractéristiques expérientielles du monde des objets, encodées dans les différentes aires occipito-temporo-pariétales des deux hémisphères, tandis que le niveau lexical a trait à l’acte de nommer, donc aux caractéristiques du monde des mots, et il relève exclusivement de certaines zones de l’hémisphère gauche en dehors des aires linguistiques classiques, par exemple dans le lobe basotemporal.

Une telle distinction est évidente dans le cas d’une aphasie très particulière, l’aphasie anomique. Dans l’aphasie anomique, le patient, tout en étant clairement capable d’indiquer les caractéristiques et l’usage d’un objet, n’est cependant plus capable de le nommer. Par exemple, d’une banane, le patient indiquera qu’elle est jaune, qu’elle s’épluche, qu’elle a un goût fibreux caractéristique, etc., mais sans pouvoir en dire le nom. L’observation principale dans le travail de Damasio est que ce niveau lexical possède son organisation propre: les entités lexicales semblent se regrouper anatomiquement par catégories d’objets. Ces chercheurs distinguent ainsi trois classes: les animaux, les outils et les personnes uniques (ou connues, par exemple le pape ou Marilyn Monroe). D’autres auteurs ont trouvé des critères comparables de regroupement tels que les choses vivantes et les objets fabriqués de la main de l’homme468. Damasio rapporte que les patients anomiques avec des lésions cérébrales focales perdent la capacité de nommer des objets de certaines catégories particulières. Il y a des spécialisations très remarquables: le neuroscientifique Gazzaniga469 raconte par exemple comment son père est devenu temporairement et sélectivement aphasique à l’égard des noms de fleurs — et non pas des noms d’arbres ou de légumes ou d’une autre classe d’objets. Le groupement de ces systèmes lexicaux dans le cerveau est confirmé par la corrélation entre le site des lésions focales chez des patients anomiques et le site d’activation, observée par imagerie cérébrale, chez des individus sains lorsqu’on leur demande de nommer des objets de la catégorie lexicale correspondante.

Caramazza — d’autres aussi470 — rapporte des observations similaires à celles sur l’aphasie anomique à propos de patients agrammatiques, dont l’aphasie survient uniquement quand ils essaient d’employer certaines classes grammaticales de mots. Le cas d’une patiente agrammatique dont l’aphasie se porte exclusivement sur les verbes éclaire ce propos. Par exemple, elle bute sur le mot crack si on lui demande de lire à haute voix la phrase Don’t crack the nuts here (« Ne cassez pas les noix ici »). En revanche, si on lui demande de lire There’s a crack in the mirror (« Il y a une fêlure dans le miroir »), elle n’éprouve aucune peine à le faire. Le mot ne cause de difficulté que lorsqu’il remplit la fonction de verbe, mais n’est pas problématique comme substantif. Qui plus est, il y a une corrélation entre la localisation de la lésion cérébrale et la classe grammaticale problématique (verbes, substantifs, pronoms…). Selon Caramazza471, « les problèmes aphasiques pour certaines catégories spécifiques peuvent être attribués à un déficit dans la récupération lexicale et non à un déficit du traitement sémantique ». Il fait donc l’hypothèse que, pour l’information syntaxique, une organisation existe au niveau lexical, similaire à celle que rapporte Damasio pour l’information de la catégorie de l’objet.

Dans son commentaire introductif sur l’article de Damasio dans Nature, Caramazza472 propose un modèle linguistique qui suppose un niveau lexical organisé agissant comme intermédiaire entre le système phonologique et le système sémantique. Dans ce lexique, les mots seraient des entités fonctionnelles à part entière, matériellement distinctes dans leur géographie et dans leur organisation cérébrale du niveau ayant plus directement trait aux objets (ou concepts). Une telle organisation proprement lexicale peut être conçue comme un système de regroupements multiples sous différents labels ou étiquettes, attachés au mot, désignant entre autres la classe grammaticale du mot ou la classe de l’objet auquel le mot fait référence. On peut imaginer de la sorte que le mot « banane » a un statut cérébral qui lui associe un label lexical « substantif, objet » et un label lexical « objet naturel, plante ».

Figure 11: Le modèle neurolinguistique de Caramazza et Damasio
‘a. Schéma des trois niveaux pour la représentation d’un mot dans la production du langage (par exemple, sur base de l’image d’un objet). Les caractéristiques sémantiques activent les nœuds lexicaux, qui à leur tour activent les caractéristiques phonologiques. b. Organisation des trois niveaux comme proposé par Damasio et al.. Le système neuronal pour l’information conceptuelle est constitué d’un réseau distribué de structures au niveau des deux hémisphères. Ces réseaux sont en connexion avec les représentations lexicales dans le lobe temporal gauche, qui est organisé selon la catégorie sémantique – les animaux dans le lobe temporal inférieur, les outils dans les régions inférieures du lobe temporal inférieur et dans la région de la jonction occipito-temporo-pariétale. Les représentations lexicales sélectionnées activent à leur tour les caractéristiques phonologiques pour la production du langage. (figure d’après Caramazza, 1996).’

Le lexique serait donc le niveau où les mots seraient labellisés. Quand, dans un langage humain, le signifiant « chien », par exemple, est activé, cette activation livre une série d’informations qui ne seraient pas dépendantes de l’accès sémantique au concept « chien ». Par exemple, l’information grammaticale « ceci est un substantif » n’est pas encodée au niveau du concept sémantique « chien ». Mais même une catégorisation intuitivement ressentie comme sémantique, par exemple « ceci est un animal domestique », où apparaît la classe de l’objet auquel le mot renvoie, se rattacherait à l’encodage du mot, c’est-à-dire au niveau du lexique et non au niveau de la sémantique (expérientiel), comme différentes études citées plus haut l’ont démontré.

Le modèle neurolinguistique de Caramazza et Damasio est confirmé par d’autres résultats d’imagerie cérébrale. Dans une expérience, des participants doivent classifier des objets représentés visuellement. Pour les tâches où l’information lexicale — c’est-à-dire le code phonologique et ses labels lexicaux — suffit pour la classification de l’objet, les chercheurs démontrent une activation de l’aire BA37 (la circonvolution cérébrale ou gyrus dite « fusiforme ») dans le lobe basotemporal gauche473. Cela concorde avec de nombreuses autres études qui ont observé une activation de cette zone avec d’autres tâches lexicales telles que la dénomination, la lecture ou la recherche de mots474. Cependant, pour les tâches où la classification requiert aussi l’accès à certaines facettes implicites de l’objet, les exigences d’accès à l’information sémantique sont plus grandes. Dans ces cas, on observe une activité supplémentaire du lobe temporal gauche au niveau de l’aire BA36 (le gyrus parahippocompal)475. Cette zone comprend les aires corticales autour de l’hippocampe — structure du lobe temporal qui sert à l’inscription et au recouvrement de l’information des mémoires à long terme. Ces champs d’inscription de la mémoire sont eux-mêmes étendus bilatéralement sur les lobes pariétotemporo-occipitaux. Le gyrus parahippocompal interviendrait dans l’accès à la connaissance des différentes facettes d’un objet, c’est-à-dire dans l’accès à « la mémoire sémantique»476. Ricci propose que ce n’est pas déjà l’information concernant l’objet qui est enregistrée dans le cortex temporal gauche mais bien un « système de traitement de l’information » permettant l’identification de l’objet. Il fait donc une distinction entre un « système de traitement de l’information » dans le lobe temporal gauche et les réseaux sémantiques distribués bilatéralement. Cette distinction est comparable à celle entre le lexique et la sémantique du modèle de Damasio et de Caramazza.

La similarité de ce modèle neurolinguistique avec le modèle original de Freud est remarquable. Le modèle récent comporte en effet un niveau lexical à part entière, où se trouve l’information propre à l’emploi linguistique du mot, qui semble correspondre au niveau que Freud appelle la « représentation du mot », constitué entre autres par l’image acoustique et le programme articulatoire. Ce serait le niveau neurophysiologique où figure le mot en tant qu’objet en soi. Il est à noter que, tout comme Freud, différents psycholinguistes soutiennent que ce niveau du mot, ou niveau lexical, est matérialisé par l’entremise de sa phonologie477 ou comporterait l’information pour l’assemblage phonologique du mot478. D’autre part, ce niveau lexical est différent de l’encodage sémantique expérientiel qui, dans le modèle de Freud, correspond au niveau de la « représentation de l’objet » où figure l’information directement relative à l’objet. La séparation anatomique de ces deux niveaux (lexical et sémantique) d’une part et le caractère organisé du niveau lexical de l’autre sont deux arguments de poids que les travaux récents en neurolinguistique apportent à la pertinence du modèle freudien.

Notes
467.

DAMASIO H., GRABOWSKI T.J., TRANEL D., HICHWA R.D. & DAMASIO A.R. (1996). A neural basis for lexical retrieval. Nature, 380, 499-505; TRANEL D., DAMASIO H. & DAMASIO A.R. (1997). A neural basis for the retrieval of conceptual knowledge. Neuropsychologia, 35, 1319-1327; CARAMAZZA A. & HILLIS A.E. (1991). Lexical organization of nouns and verbs in the brain. Nature, 349, 788-790; HILLIS A.E. & CARAMAZZA A. (1995). Representation of grammatical categories of words in the brain. Journal of Cognitive Neuroscience, 7, 396-407; MIOZZO M. & CARAMAZZA A. (1997). On knowing the auxiliary of a verb that cannot Be named: evidence for the independence of grammatical and phonological aspects of lexical knowledge. Journal of Cognitive Neuroscience, 9, 160-166.

468.

Voir par exemple GAINOTTI G. (2000). What the locus of brain lesion tells us about the nature of the cognitive defect underlying category-specific disorders. A review. Cortex, 36, 539-559.

469.

GAZZANIGA M.S. (1985). The Social Brain – Discovering the Networks of the Mind, New York, Basic Books, 114-117.

470.

Voir par exemple DE RENZI E. & DI PELLEGRINO G. (1995). Sparing of verbs and preserved but ineffectual reading in patient with impaired word production. Cortex, 31, 619-636.

471.

CARAMAZZA A. (1996). The brain’s dictionary. Nature, 380, 485-486.

472.

Ibid.

473.

RICCI P.T., ZELKOWICZ B.J., NEBES R.D., MELTZER C.C., MINTUN M.A. & BECKER J.T. (1999). Functional neuroanatomy of semantic memory: recognition of semantic associations. NeuroImage, 9, 88-96.

474.

BOOKHEIMER S.Y., ZEFFIRO T.A., BLAXTON T., GAILLARD W. & THEODORE W. (1995). Regional cerebral blood flow during object naming and word reading. Human Brain Mapping, 3, 93-106; MARTIN A., WIGGS C.L., UNGERLEITER L. G. & HAXBY J. V. (1996). Neural correlates of category-specific knowledge. Nature, 379, 649-652; ZELKOWICZ B.J., HERBSTER A.N., NEBES R.D., MINTUN M.A. & BECKER J.T. (1997). An examination of regional cerebral blood flow during object naming tasks. Journal of the International Neuropsychological Society, 4, 160-166.

475.

RICCI P.T. et. al. (1999), art. cité.

476.

MURRAY E.A. (1996). What have ablation studies told us about the neural substrates of stimulus memory?. Seminars in Neurosciences, 8, 13-22.

477.

FROST R. (1998). Towards a strong phonological theory of visual word recognition, op. cit.

478.

LEVELT W.J.M., ROELOFS A. & MEYER A.S. (1999). A theory of lexical access in speech production. Behavioral Brain Sciences, 22, 1-38; LEVELT W.J.M. (2001). Spoken word production: a theory of lexical access. Proceedings of the National Academy of Sciences, 98, 13464-13471.