II.2.1.4 Le lexique permet la métaphore

La métaphore est sans doute la figure rhétorique qui permet le mieux de rendre compte de cette séparation entre lexique et sémantique. Revenant sur le vers de Victor Hugo, Lacan explique que « rien qui soit dans l’usage du dictionnaire ne peut un instant nous suggérer qu’une gerbe puisse être avare, et encore moins haineuse. Et pourtant, il est clair que l’usage de la langue n’est susceptible de signification qu’à partir du moment où on peut dire “Sa gerbe n’était point avare ni haineuse”, c’est-à-dire où la signification arrache le signifiant à ses connexions lexicales »479. Dans ce vers, en effet, la sémantique de « gerbe » est dénouée de (ou arrachée à) ses connexions lexicales préétablies, en l’occurrence celle indiquant sa catégorie syntaxique, « objet », et celle indiquant la classe de l’objet auquel elle renvoie, « structure non vivante ». La sémantique de « gerbe » et alors mise dans une nouvelle position lexicale déterminée d’une part par sa position syntaxique, qui lui confère le label lexical de « sujet du verbe qui suit », et d’autre part par les signifiants avoisinants, « avare » et « haineuse », qui forcent ce signifiant à prendre le label lexical de « personne ». C’est ce qui fera dire à Lacan que « la métaphore suppose qu’une signification est la donnée qui domine et qu’elle infléchit, commande l’usage du signifiant, si bien que toute espèce de connexion préétablie, […] lexicale, se trouve dénouée »480. La structure lexicale actuelle commande la signification, elle prévaut toujours sur les connexions lexicales préexistantes. Concrètement, la lexicalité de la métaphore « Sa gerbe n’était point avare ni haineuse » force à entendre « gerbe » comme une personne; inversement, la sémantique du mot « gerbe » est incapable d’infléchir une lecture lexicale différente qui ferait entendre l’objet gerbe comme un objet avare ou haineux.

En d’autres termes, dans le mariage d’une sémantique et d’un nouvel ordre lexical, c’est toujours le lexical qui est aux commandes; et c’est en se subordonnant à cette lexicalité incongrue que la sémantique fait émerger un sens nouveau. Une telle association nous contraint, dit Lacan, à « épingler un signifiant à un signifiant et voir ce que cela donne. Dans ce cas, il se produit toujours quelque chose de nouveau, qui est quelquefois aussi inattendu qu’une réaction chimique, à savoir le surgissement d’une nouvelle signification »481. En somme, on pourrait affirmer qu’il y a métaphore chaque fois qu’une sémantique se voit subordonnée à un ordre lexical qui n’est pas communément le sien.

Il est clair que cette définition de la métaphore présuppose l’existence de ce niveau particulier de l’organisation du langage qu’est le lexique. Quand Lacan dit que « c’est parce qu’il y a une syntaxe, un ordre primordial de signifiant que le sujet [“sa gerbe”] est maintenu séparé, comme différent de ses qualités », c’est à un tel niveau lexical qu’il se réfère, lequel introduit la distance, la différence ou la séparation entre la sémantique d’un mot et « ses qualités », c’est-à-dire ses labels lexicaux. Or, on l’a vu, cette distance n’existe pas chez l’animal, c’est-àdire que le niveau des index dans le langage animal n’a pas évolué vers un système propre, avec un degré d’autonomie et d’organisation propre. Bref, l’animal n’a pas de lexique et c’est pourquoi, dira Lacan, « il est tout à fait exclu qu’un animal fasse une métaphore »482.

Notes
479.

LACAN J. (1955-1956/1981). Le séminaire, livre III, Les psychoses, op. cit., p. 248.

480.

Ibid., p. 248.

481.

Ibid., p. 196.

482.

Ibid., p. 248.