II.2.2.1 Cent millisecondes de flottement

La linguiste Friederici483 propose un modèle neurophysiologique du traitement auditif des phrases. Selon ce que nous apprend ce modèle, l’analyse acoustique primaire est immédiatement suivie par l’identification des phonèmes. Cette identification implique une projection de l’aire de Brodmann 42 dans le lobe temporal gauche (à côté du gyrus de Heschl qui est l’aire auditive primaire) sur l’aire de Brodmann 44 dans le lobe préfrontal gauche, qui est précisément l’aire de Broca484. Elle se réalise dans les cent premières millisecondes du traitement auditif. Immédiatement après cette étape, une série d’opérations lexicales sont effectuées à partir du matériel phonémique, entre autres la délimitation des mots et la détermination de leur catégorie.

Il y aurait donc, entre l’arrivée de la chaîne linguistique sur le tympan et le moment de basculement où le fragment phonémique devient unité lexicale, une phase de flottement ambigu d’environ cent millisecondes. L’estimation de Friederici est en accord avec les résultats obtenus en psycholinguistique. On sait en effet que les mots ambigus provoquent chez le récepteur, pendant un court laps de temps, l’activation de toutes leurs significations — ce qu’on appelle l’ « accès exhaustif » — même si des éléments contextuels en favorisent une seule485. Dans l’expérience de Tanenhaus, par exemple, les participants écoutent des phrases telles que John began to watch, après quoi ils doivent prononcer à haute voix des mots cibles écrits, associés à une des différentes significations du mot ambigu watch. Dans l’exemple, le mot look sera contextuellement approprié (look est associé à watch dans la signification contextuelle du verbe « voir ») alors que le mot time ne le sera pas (time est associé à watch dans la signification non contextuelle du substantif « montre »). Or, on note que, quand le mot à prononcer est présenté immédiatement après le mot final ambigu de la phrase, la prononciation des termes, ceux qui sont appropriés au contexte aussi bien que ceux qui ne le sont pas, est également rapide. Lorsque, en revanche, ces mêmes mots sont présentés deux cents millisecondes (et plus) après le mot final de la phrase, seuls les mots appropriés sont prononcés aussi rapidement.

Des résultats similaires sont obtenus à un test courant en psycholinguistique, celui de la « décision lexicale ». Il s’agit pour le participant à l’étude de dire si la suite de lettres qu’on lui présente visuellement forme un mot existant. Le temps de réponse est mesuré. On présente en amorce des phrases se terminant sur un mot ambigu comme dans I took money from the bank; les mots cibles présentés dans un second temps sont associés à l’une ou l’autre signification (par exemple, savings ou river). Il a été démontré que le temps de décision lexicale pour un mot associé à n’importe quelle signification d’un mot ambigu est raccourci si ce mot cible est présenté à l’intérieur des cent millisecondes suivant la présentation du mot ambigu486. Cela confirme l’ « accès exhaustif » bien que passager à toutes les significations lors de la perception d’un mot et est en contradiction manifeste avec l’expérience du locuteur, qui n’a accès de façon consciente qu’à la lecture contextuelle de la chaîne linguistique.

Notes
483.

FRIEDERICI A.D. (2002). Towards a neural basis of auditory sentence processing. Trends in Cognitive Sciences, 6, 78-84.

484.

Les aires de Brodmann sont des délimitations du cortex définies par Korbinian Brodmann sur une base cytoarchitechtonique. Cette «cytoarchitecture» correspond à l’organisation structurale apparente du cortex: nombre de couches, épaisseurs des couches, arborisation dendritique, etc. Chaque région du cortex qui possède la même organisation cellulaire a un numéro de 1 à 52.

485.

TANENHAUS M.K., LEIMAN J.M. & SEIDENBERG M.S. (1979). Evidence for multiple stages in the processing of ambiguous words in syntactic contexts. Journal of Verbal Learning and Verbal Behavior, 18, 427-440; SEIDENBERG M.S., TANENHAUS M.K., LEIMAN J.M. & BIENKOWSKI M. (1982). Automatic access of the meanings of ambiguous words in context: some limitations of knowledge-based processing. Cognitive Psychology, 14, 489-537; TILL E.E., MROSS E.F. & KINTSCH W. (1988). Time course of priming for associate and inference words in a discourse context. Memory & Cognition, 16, 283-298; PAUL S.T., KELLAS G., MARTIN M. & CLARK M.B. (1992). Influence of contextual features on the activation of ambiguous word meanings. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 18, 703-717.

486.

SWINNEY D.A. (1979). Lexical access during sentence comprehension: (re)consideration of context effects. Journal of Verbal Learning & Verbal Behavior, 18, 6, 645-659; ONIFER W. & SWINNEY D.A. (1981). Accessing lexical ambiguities during sentence comprehension: effects of frequency of meaning and contextual bias». Memory & Cognition, 9, 225-236.