II.2.2.2 L’inhibition des représentations non contextuelles

D’autres résultats psycholinguistiques démontrent qu’après les cent premières millisecondes un mécanisme s’enclenche qui réduit l’accès à la signification contextuellement inappropriée de l’ambiguïté de départ. Le psycholinguiste Paul487, par exemple, remarque que le degré d’activation de significations non appropriées au contexte de la phrase diminue à mesure que l’intervalle de temps entre le mot ambigu et le mot cible s’accroît, jusqu’à atteindre des niveaux « en deçà des niveaux d’activation initiaux ». Les psycholinguistes Simpson et Kang488 ont, à propos du mot ambigu anglais bank (« banque » et « berge »), demandé aux participants de l’étude de dire à haute voix le mot savings (« épargne ») précédé du mot bank, puis de prononcer le mot river (« rivière ») également précédé du mot bank. Or en passant de l’un à l’autre le temps de réaction s’allonge. Ces chercheurs concluent que « le traitement d’une signification d’un homographe […] aboutit à l’inhibition active et spécifique des significations concurrentes ». En effet, « si le résultat de la première requête (bank savings) avait été de simplement déconnecter bank de ces autres significations associées au terme embankment [“berge”], le mot serait devenu effectivement sans relation particulière avec river. Une association comme celle entre river et bank n’aurait dès lors été en aucune manière différente de celle entre river et march [“marche ”] — entre lesquels il n’y a en effet aucune relation particulière. ». Or, lorsque l’homographe cible bank est précédé du mot river, alors qu’il a déjà été associé à savings, le temps de réaction pour nommer le mot river est plus long que lorsqu’il est précédé par une association à un mot sans relation avec la cible (par exemple march). « C’est donc que le mot associé est inhibé en présence d’un homographe répété.». 489.

Dans une expérience analogue, Gernsbacher et Robertson490 ont démontré que les participants qui avaient préalablement lu la phrase He lit the match (« Il a allumé l’allumette ») ont été considérablement plus lents et ont plus difficilement réussi à affirmer que la phrase suivante He won the match (« Il a gagné la partie ») avait du sens. Si, après la lecture de He lit the match, l’autre signification possible de match (« partie ») était simplement restée à un niveau d’activation neutre, elle n’aurait pas dû être plus difficile à activer lors de la compréhension de la phrase suivante. À nouveau, il semble manifeste qu’une forme d’inhibition active est à l’œuvre.

Le psycholinguiste Gorfein491 a constaté le même phénomène lors d’une autre recherche. On a ici utilisé un test d’association de mots avec des homographes anglais, entre autres organ, qui a (au moins) deux significations: le terme générique d’anatomie « organe » et l’instrument de musique « orgue ». Dans un premier temps, la signification anatomique est activée par le mot liver (« foie »). Quand, dans un second temps, organ est précédé du mot music, on mesure une réduction de l’effet d’activation des associations de la signification d’ « orgue », c’est-à-dire qu’il est alors plus ardu d’associer la signification « orgue » à organ que lorsque ce mot aurait été précédé d’un contexte neutre. Là encore, on en arrive à supposer que, après traitement d’un homographe dans un contexte sémantique donné, une forme d’inhibition des autres significations s’opère492. De toutes ces différentes études, il apparaît donc de façon concluante que, après cent millisecondes de flottement initial, les significations non contextuelles du stimulus polysémique sont activement inhibées.

Notes
487.

PAUL S.T. et al., art. cité.

488.

SIMPSON G.B. & KANG H. (1994). Inhibitory processes in the recognition of homograph meaning. Dans Inhibitory Processes in Attention, Memory, and Language, dir. D. Dagenbach et T.H. Carr, San Diego, Academic Press, 359-381.

489.

SIMPSON G.B. & KANG H. (1994). Inhibitory processes in the recognition of homograph meaning. art. cité Ces résultats ont été confirmés par GORFEIN D.S., BERGER S. & BUBKA A.(2000). The selection of homograph meaning: word association when context changes. Memory and Cognition, 28, 766-73.

490.

GERNSBACHER M.A. & ROBERTSON R.R.W. (1995). Reading skill and suppression revisited. Psychological Science, 6, 165-169.

491.

GORFEIN D.S., BERGER S. & BUBKA A. (2000). The selection of homograph meaning: word association when context changes, art. cite.

492.

GORFEIN D.S., BERGER S. & BUBKA A. (2000). art. cité; SEIDENBERG M.S., TANENHAUS M.K., LEIMAN J.M. & BIENKOWSKI M. (1982), art. cité.; SIMPSON G.B. & BURGESS C. (1985). Activation and selection processes in the recognition of ambiguous words. Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, 11, 28-39; TANENHAUS M.K. & LUCAS M.M. (1987). Context effects in lexical processing. Cognition, 25, 213-234; GERNSBACHER M.A., VARNER K.R. & FAUST M.E. (1990). Investigating differences in general comprehension skill. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 16, 3, 430-445; GERNSBACHER M.A. & FAUST M.E. (1991). The mechanism of suppression: a component of general comprehension skill. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 17, 2, 245-262.