II.2.2.3 Le refoulement comme substitution de signifiant

Selon Gernsbacher et Faust493, ce mécanisme de suppression est une composante nécessaire de la compréhension normale du langage. C’est précisément un dysfonctionnement de cette inhibition qui aurait des conséquences pathologiques, par exemple dans la dyslexie494. Il importe de remarquer que les significations écartées par cette opération d’inhibition n’entrent — d’ordinaire — pas dans le vécu conscient. Dans ce sens, ce mécanisme présente une certaine similitude avec le mécanisme du refoulement secondaire ou défensif tel que défini par Freud et repris par Lacan. Ainsi, dans L’instance de la lettre, ce dernier donne cette définition du processus métaphorique: « un mot pour un autre »495. Dans la chaîne discursive, un signifiant est remplacé par un autre signifiant et le signifiant premier est refoulé, bien qu’il reste présent par sa connexion métonymique au reste de la chaîne. Pour Lacan, la chaîne linguistique ne se constitue donc que grâce au fait que chaque nouveau signifiant se glisse au-dessus d’un autre signifiant, l’écrase ou le repousse, créant ainsi une nouvelle signification. Certaines blagues d’enfants montrent bien ce principe. En flamand, par exemple, on dit en plaisantant Ik zie je graag (« Je t’aime bien »), on marque une pause, puis on ajoute van de trap vallen (« quand tu déboules l’escalier »). L’ajout impose une nouvelle lecture aux signifiants précédents, en chassant la première: la déclaration d’amour se transforme en souhait de malheur. Manu Chao utilise le même procédé dans sa chanson quand il fait suivre le vers du refrain « Je ne t’aime plus, mon amour » de « Je ne t’aime plus, tous les jours ». Ce deuxième vers épinglé au premier en chasse la signification et par ce mécanisme en crée une nouvelle. C’est le même principe qui est constamment à l’œuvre, de manière inconsciente cette fois, dans l’énonciation. En effet, chaque nouveau signifiant produit des effets de type métaphorique sur les signifiants voisins, puisqu’il impose de nouvelles contraintes lexicales à la chaîne signifiante et subordonne aussitôt l’entendement à cette nouvelle lecture. Ce mouvement constitue précisément le mécanisme du refoulement, dit refoulement secondaire496. Tant la recherche en linguistique que la métapsychologie psychodynamique nous indiquent que l’accès conscient et fonctionnel au langage ne se fait donc qu’aux dépens d’un matériel linguistique qui, pourtant actif et identifié, n’est pas vécu consciemment.

Or, la théorie psychanalytique ajoute que ce qui est refoulé a des conséquences sur le vécu conscient par l’entremise de ce qu’on appelle le « retour du refoulé ». Le matériel refoulé exerce une attraction sur le matériel signifiant associé aux signifiants refoulés: « On aurait tort, écrit Freud497, de ne mettre en relief que la répulsion qui, venant du conscient, agit sur ce qui est à refouler. On prendra tout autant en considération l’attraction que le refoulé originaire exerce sur tout ce avec quoi il peut établir des liaisons. ». Cette association peut se faire tant par la forme du mot que par sa signification. Ainsi Freud n’arrive pas à retrouver le nom de « Signorelli » parce qu’il a précédemment refoulé l’énoncé Herr, was ist da zu zagen… (« Seigneur, que peut-on en dire… »). Il a inhibé activement le signifiant Herr et cette inhibition s’est propagée à ses associations, dont la traduction « Signor ». L’inhibition est tellement intense que, par voie de conséquence, il a du mal à recouvrer le signifiant « Signorelli », qui est associé par la forme à Signor. L’exemple de Freud, qui date de plus d’un siècle, est similaire à l’expérience de Gernsbacher et Robertson: une fois que le mot match est désambiguïsé en prenant le sens d’ « allumette », le deuxième sens de «partie» est si bien inhibé (« refoulé ») que le sujet a un peu plus de mal que d’ordinaire à le recouvrer. En d’autres termes, bien que les significations écartées ne soient jamais entrées dans le vécu conscient linguistique, elles ont néanmoins une répercussion sur l’expérience consciente — c’est là justement le « retour du refoulé ».

La similarité entre les deux approches, psycholinguistique et psychodynamique, témoigne du caractère structurel et constant d’un certain type de refoulement. Pour le comprendre, il faut rappeler que, chez Lacan, le refoulement n’est pas considéré comme un mécanisme structurellement générateur de psychopathologie ou de problèmes psychiques, c’est plutôt un principe d’organisation du langage humain — et, par extension, du psychisme humain. De ce point de vue, le refoulement n’est donc pas une opération ponctuelle qui, se situant dans le passé, rendrait inaccessible une partie de l’histoire du sujet. Il devient en fait une opération qui se fait par l’action de parole en tant que telle, dans le discours parlé du sujet498. Dans ce sens, le refoulement est structurel, comme l’est aussi l’inhibition des lectures ambiguës non appropriées dans la théorie psycholinguistique. Il s’agit là, au contraire, de mécanismes permettant un fonctionnement psychique « normal » ou un rapport supportable au monde. Le refoulement peut bien sûr poser problème, comme c’est d’ailleurs fréquemment le cas dans toute structure névrotique. Toutefois, on peut considérer que ces cas de figures problématiques sont en réalité des cas spéciaux de l’inhibition structurelle, dues au fait que le signifiant à refouler est lourd de sens pour le sujet ou chargé d’affects qui lui sont particuliers (induisant un état blocage entre intention et réalisation de l’énonciation, voir II.4.2.3).

Notes
493.

GERNSBACHER M.A. & FAUST M.E. (1991). The mechanism of suppression: a component of general comprehension skill, art. cité.

494.

COLANGELO A. & BUCHANAN L. (2005). Semantic ambiguity and the failure of inhibition hypothesis as an explanation for reading errors in deep dyslexia. Brain and Cognition, 57, 39-42.

495.

LACAN J. (1957/1999). L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, op.cit., p. 504.

496.

Le refoulement primaire ou refoulement originel est alors le refoulement inaugural qui a lieu, suppose-t-on, à une époque archaïque de l’histoire du sujet et qui détermine l’orientation future des autres refoulements.

497.

FREUD S. (1915b/1969). Le refoulement, op. cit., p. 49.

498.

LACAN J. (1972-1973/1975). Le séminaire, livre XX, op. cit., pp. 294-295. Voir aussi VAN BUNDER D. KNOCKAERT V., VAN DE VIJVER G., GEERARDYN F. & BAZAN A. (2002). The return of the repressed, anticipation and the logic of the signifier, casys. I nternational Journal of Computing Anticipatory Systems, 12, 293-301; VAN BUNDER D., KNOCKAERT V., BAZAN A., VAN DE VIJVER G. & GEERARDYN F. (2002). Some remarks on the organization of human speech: the unconscious structured as a language, communication présentée lors du «First Annual International Conference on Unconscious Evolution and Cognition», Portland, Maine. 23-24 août 2002.