II.2.2.4 Latéralisation

Il faut ajouter une nuance importante aux études sur l’ambiguïté linguistique, comme le démontrent les résultats des psycholinguistes Burgess et Simpson499. Leur étude reprend le test de la décision lexicale. Cette fois l’intervalle entre la présentation visuelle des deux mots est soit de trente-cinq, soit de sept cent cinquante millisecondes. Un homographe type de cette étude est à nouveau le mot bank dont il a été établi préalablement que la signification en relation avec money (argent) est la signification dominante, alors que celle en relation avec river (rivière) est la signification secondaire. La particularité de cette expérience est que les mots cibles à reconnaître sont projetés de façon décalée, soit à gauche, soit à droite d’un point fixe sur l’écran.

Pour la projection dans le champ visuel droit, les résultats sont comparables à ceux rapportés plus haut: à trente-cinq millisecondes, la rapidité de la décision lexicale est la même que le mot cible soit associé à la signification dominante ou à la signification secondaire de l’homographe bank; alors qu’à sept cent cinquante millisecondes seuls les mots cibles associés à money (signification dominante) ne posent pas de problème, les mots associés à river (signification secondaire), eux, retardent la décision lexicale. Pour la projection des mots cibles dans le champ visuel gauche, cependant, les résultats s’inversent: à trente-cinq millisecondes, la décision lexicale est plus rapide dans le cas de la signification dominante que dans celui de la signification secondaire; à sept cent cinquante millisecondes, les deux sont rapides.

Burgess et Simpson500 interprètent ces résultats de la façon suivante. Les mots projetés dans le champ visuel droit sont traités d’abord dans l’hémisphère gauche, et inversement pour le champ gauche. Or, bien qu’il y ait traitement automatique des mots dans les deux hémisphères, seul l’hémisphère gauche s’engage dans un traitement contrôlé des mots ambigus, c’est-à-dire un traitement soumis à une sélection lexicale. D’autres chercheurs ont trouvé de façon similaire qu’il y a plus de traitement contrôlé dans l’hémisphère gauche que dans le droit501 et, donc, qu’il y a un avantage net de l’hémisphère gauche lorsqu’il s’agit de supprimer des significations inappropriées502.

Ces résultats démontrent en outre que l’hémisphère droit a un rôle spécial dans la résolution de l’ambiguïté: il assure le maintien de l’activation des significations tant dominantes que secondaires dans le temps503. À ce titre, il a une sensibilité exclusive aux significations périphériques du langage. D’ailleurs, les observations faites chez les patients ayant des lésions cérébrales dans l’hémisphère droit le confirment504. Ces personnes ont en effet des difficultés à manier l’ambiguïté, les métaphores, les expressions idiomatiques, les doubles sens, les blagues, les inférences, etc., bref tout ce qui nécessite une capacité de maniement des multiples significations, dominantes et périphériques, du langage. Ces différentes observations ont contribué à l’établissement d’un modèle « standard » du traitement linguistique selon lequel, tandis que l’hémisphère gauche permet une sélection efficace des significations appropriées, l’hémisphère droit, ne possédant pas de mécanisme d’inhibition, maintient l’activation d’un large éventail de significations, tant centrales que périphériques, qui donnent ainsi accès à l’ambiguïté du langage505.

Il est intéressant, à partir de ce que nous révèle la latéralisation, de reconsidérer l’hypothèse du refoulement comme inhibition de l’ambiguïté linguistique dans la perspective de ce modèle standard de la psycholinguistique. On sait que les lésions pariétales droites provoquent fréquemment des paralysies de la partie gauche du corps et s’accompagnent d’une anasognosie, c’est-à-dire d’un déni de la paralysie506. Le patient nie sa paralysie même confronté à son impossibilité de mouvoir le membre paralysé. Il recourt à cet égard à l’éventail des mécanismes communs de défense — déni, rationalisation, projection — jusqu’à l’absurde507. À la question de savoir pourquoi son bras ne bouge pas, un patient répondra, par exemple, qu’il n’a pas envie de le bouger. Étrangement, la condition inverse — paralysie des membres droits due à des lésions de l’aire pariétale gauche — ne donne que très rarement voire jamais lieu à ce genre de dénégation508. Cette asymétrie est communément attribuée au fait que les aires atteintes de lésions du côté droit participent à la régulation émotionnelle509. Cela expliquerait l’impossibilité des patients de gérer et d’avouer de fortes émotions (négatives), telles que la perte de l’usage d’un membre.

Dans la logique du modèle linguistique en question, une explication complémentaire (ou intermédiaire) s’impose: sans la contribution de l’hémisphère droit au traitement du langage, l’hémisphère gauche pourrait donner libre cours à une sélection et à une désambiguïsation de la chaîne linguistique excessivement efficace. En d’autres termes, l’absence de participation de l’hémisphère droit entraînerait une sorte de « super-refoulement ». Selon Gazzaniga510, le langage de l’hémisphère droit est confus, non structuré et non ordonné, un langage sans organisation lexicale poussée. Le langage de l’hémisphère gauche, en revanche, est hautement structuré, très logique — au point, parfois, qu’il devient mythifiant. En effet, le langage de l’hémisphère droit, bien que moins organisé et plus confus, serait aussi, selon Gazzaniga, souvent plus véridique, plus empreint du vécu expérientiel que le langage de l’hémisphère gauche qui imposerait une structure rationnelle à l’histoire et subordonnerait le vécu à une logique lexicale. Dans le cas des patients anosognosiques, la lésion dans l’hémisphère droit désinhiberait la tendance à la mythification de l’hémisphère gauche à tel point que ces patients nient l’évidence de leur paralysie. Il est tentant de conclure de ces différentes considérations que le refoulement est un mécanisme linguistique structurel qui permet un fonctionnement « normal » pour autant qu’il soit le résultat de l’équilibre entre la désambiguïsation par inhibition qu’effectue le cerveau gauche et le maintien d’une certaine ambiguïté (ou confusion) par le cerveau droit. De façon schématique, on pourrait dire qu’une prédominance de l’hémisphère gauche aboutirait à une rationalisation excessive du vécu, voire à sa mythification, alors qu’une prédominance de l’hémisphère droit conduirait à un état de confusion due à l’impossibilité d’ordonner les stimuli linguistiques.

Notes
499.

BURGESS C. & SIMPSON G.B. (1988). Cerebral hemispheric mechanisms in the retrieval of ambiguous word meanings. Brain and Language, 33, 86-103.

500.

Ibid.

501.

CHIARELLO C. (1985). Hemispheric dynamics in lexical access: automatic and controlled priming. Brain and Language, 26, 146-172; CHIARELLO C., RICHARDS L. & POLLOCK A. (1992). Semantic additivity and semantic inhibition: dissociable processes in the cerebral hemispheres?. Brain and Language, 42, 52-76; HAGOORT P. (1993). Impairments of lexical-semantic processing in aphasia: evidence from the processing of lexical ambiguities. Brain and Language, 45, 189–232.

502.

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503.

Voir aussi FAUST M.E. & GERNSBACHER M.A., art. cité.

504.

Voir par exemple HAGOORT P., art. cité.; TOMPKINS C.A., BAUMGAERTNER A., LEHMAN M.T. & FASSBINDER W. (2000). Mechanisms of discourse comprehension impairment after right hemisphere brain damage: suppression in lexical ambiguity resolution. Journal of Speech, Language, and Hearing Research, 43, 62-78; BROWNELL H. (2000). Right hemisphere contributions to understanding lexical connotation and metaphor. Dans Language and the brain: representation and processing, dir. Y. Grodzinsky et L. Shapiro, San Diego (CA), Academic Press, 185-201.

505.

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506.

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507.

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508.

BISIACH E. & GEMINANI G., op. cit.

509.

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510.

GAZZANIGA M.S. (2000). Cerebral specialization and interhemispheric communication. Does the corpus callosum enable the human condition?. Brain, 123, 1293-1326.