II.2.2.6 L’automaticité de l’affect

La trajectoire néocorticale que nous venons de décrire n’est en fait qu’une des deux trajectoires activées par tout fragment phonologique capté. Comme il a été indiqué précédemment, on peut supposer que, parallèlement à ce parcours néocortical, une ou plusieurs trajectoires sous-corticales ou limbiques sont également mises en action, soit directement par le fragment phonologique, soit par différents champs sémantiques activés par l’ambiguïté de celui-ci. Or, comme cette activation émotionnelle est sous-corticale et que la structure inhibitrice permettant la désambiguïsation lexicale, le cortex préfrontal dorsolatéral, est située en surface néocorticale, on ne peut supposer que le processus d’inhibition ait un impact direct sur les activations affectives.

En effet, il semblerait que la connotation affective des mots ne puisse être sujette à une inhibition, même quand elle est souhaitable. Les psychologues De Houwer et Eelen520 ont présenté une série de substantifs et d’adjectifs aux participants à une étude, qui devaient désigner le plus vite possible la catégorie grammaticale du mot. La difficulté de la tâche vient du fait que, pour indiquer la catégorie grammaticale d’un mot, ils devaient utiliser le mot « fleur » pour les substantifs et le mot « cancer » pour les adjectifs (et l’inverse dans une autre série). Qui plus est, les mots stimuli à classifier, substantifs ou adjectifs, ont également une connotation affective explicite (par exemple cadeau maladie heureux cruel). Bien qu’on ait demandé explicitement aux participants de ne pas tenir compte de cette connotation affective, et que seule la classe grammaticale compte, les résultats démontrent que les participants ne sont pas capables d’inhiber cet affect. En effet, le temps de réponse est plus court quand les connotations du mot stimulus et du mot réponse concordent (cadeau fleur) et plus long quand elles s’opposent (heureux cancer). Cet effet est appelé « automaticité de l’affect »521.

En d’autres termes, il apparaît que l’appareil linguistique est structurellement à même de désambiguïser continuellement la sémantique de la chaîne linguistique en inhibant les significations inappropriées, mais sans pour autant parvenir à inhiber leurs connotations affectives. Il semble que l’appareil linguistique soit incapable d’inhiber les connotations affectives même quand elles sont inappropriées ou gênantes. Pour cette raison, un certain niveau d’excitation ou d’anxiété, induit directement par le vecteur phonémique ou par une sémantique non appropriée, peut être également ressenti à la saisie d’une signification correcte. Vu l’inhibition de cette deuxième lecture au niveau cognitif, l’origine de l’excitation ou de l’anxiété reste inconnue. Fréquemment, pour lui donner un sens, l’excitation est alors faussement — bien que rationnellement — associée à la signification sémantique active. Comme nous l’avons vu, il s’agit alors d’un « faux nouage » au sens de Freud.

Un modèle de la dynamique de désambiguïsation linguistique commence à se préciser. Immédiatement après réception de la chaîne linguistique et de l’analyse acoustique primaire, le processus d’identification des phonèmes se met en branle et le fragment linguistique entre dans la boucle articulatoire de la mémoire de travail (BA44 et BA6). Du coup, toutes les significations associées à cette ébauche de séquence — et à l’ensemble des différentes permutations et variantes phonologiques — sont, au moins partiellement, activées dans le néocortex des deux hémisphères. Cela donne lieu à une dispersion passive de l’activation des significations associées présentes en mémoire. Après un court moment de flottement — à peu près cent millisecondes ou, tout au plus, deux ou trois syllabes articulées —, un mécanisme d’accès contrôlé dans le cortex préfrontal gauche (BA45 et 47) sélectionne la signification appropriée au contexte en s’appuyant sur les labels lexicaux des représentations candidates. Les sémantiques non retenues sont alors inhibées dans le cerveau gauche par l’intervention du cortex préfrontal dorsolatéral gauche. Dans le cerveau droit, tant les sémantiques centrales que périphériques à la compréhension du fragment se déploient, puis s’atténuent passivement. Pour le sujet, la conscience de ce processus se limite le plus souvent à la signification sélectionnée, sur un arrière-fond de confusion due aux significations périphériques générées par l’ambiguïté inhérente de la chaîne linguistique. Cet arrière-fond sera plus ou moins présent en fonction du sujet et de la situation.

En même temps, la connotation affective liée à la séquence phonémique, autant que celle liées aux associations sémantiques à cette séquence, agit sur le niveau de tension du corps. Si l’activation émotionnelle est importante, elle pourra imposer à la conscience l’obligation de la prendre en compte. Elle sera alors souvent mise en rapport, par un processus de rationalisation, avec la sémantique en cours au niveau conscient. Cependant, si l’activation émotionnelle est à l’origine sans relation avec cette sémantique en cours, il en résultera un « faux nouage ». Les symptômes psychopathologiques dans la vie quotidienne sont souvent dus à ce mécanisme de faux nouage.

En outre, cette dynamique structurelle d’inhibition des significations non appropriées correspondrait au mécanisme du refoulement secondaire selon Freud et Lacan, qui, rappelons-le, est à concevoir comme un principe d’organisation du langage. Le mécanisme de refoulement, comme il est plus communément conçu, serait alors un cas spécial de ce principe, quand l’affect lié au signifiant est très important et que, déployé librement, il menacerait de déstabiliser l’équilibre des systèmes somatiques. Dans ce cas, l’inhibition serait tellement forte que l’entrée lexicale est bloquée, même si le sujet souhaite y accéder.

Notes
520.

DE HOUWER J. & EELEN P. (1998). An affective variant of the simon paradigm. Cognition and Emotion, 12, 45-61.

521.

FAZIO R.H. (2001). On the automatic activation of associated evaluations: an overview. Cognition and Emotion, 15, 115-141.