II.3.1.1.3 Le moi

Ces facilitations forment la base d’une organisation émergente dans l’appareil mental durant le développement, que Freud appelle le moi (ou l’ego): « [La] réception, constamment répétée, de quantités endogènes (Q) dans certains neurones (du noyau) et le frayage que cette répétition provoque, ne manquent pas de produire un groupe de neurones chargés de façon permanente […]. » 533 . Il est caractéristique des neurones du moi qu’ils soient constamment investis, qu’ils possèdent dès lors un plus grand frayage et qu’ils absorbent plus facilement de l’énergie ou de l’activation. Cependant, ces frayages peuvent aussi avoir des conséquences néfastes. En effet, dans certains cas il se peut que, le moi étant dans un état de désir, l’excitation passe aux deux images de souvenir, sans que l’objet de satisfaction ne soit en fait présent. Par exemple, la faim conduira le bébé à «voir» un sein ou une bouteille et à exécuter le mouvement de succion, même s’il n’y a ni mère ni biberon présents. Cette reviviscence du vœu donne donc le même effet que la perception, c’est-à-dire une hallucination. Si l’action réflexe, ici la succion, est ensuite amorcée, le bébé sera déçu. D’un autre côté, il se peut aussi qu’une image de souvenir hostile soit investie de nouveau et soit sur le point de causer la dépense massive de déplaisir et de défense, alors que l’image est générée dans la vie mentale, et ne vient pas de l’extérieur. Par exemple, un stimulus tel qu’une ombre peut mener à l’activation du souvenir d’un intrus et à la libération consécutive d’une réaction de défense, par exemple la fuite. Il est clair que ces types de réaction sont problématiques dès qu’ils deviennent automatiques — c’est-à-dire dès qu’ils se mettent à fonctionner au niveau du processus primaire.

En d’autres termes, les premières facilitations mises en place grâce aux expériences de satisfaction produisent une structure initiale du moi, qui se met au service du traitement des activations internes. Dans un premier temps, ce traitement est de type primaire. Or, le processus primaire suppose un monde inchangé: les caractéristiques perçues du stimulus activent les mêmes chemins neuronaux, indépendamment du nouveau contexte. Dans le cas d’une stimulation externe sur un organisme simple, cette stratégie pourrait être bonne puisqu’il suffit souvent de s’enfuir pour s’en débarrasser. La première réponse du système aux stimuli internes est de suivre la même stratégie, c’est-à-dire de s’en défaire en suivant les chemins rapides déjà frayés dans la mémoire. Mais il apparaît rapidement que cela ne fonctionne pas toujours, en particulier dans le cas des stimuli internes. Au contraire, souvent ces actions ne mènent pas au soulagement des tensions mais à la déception, à la frustration ou même à des blessures. Ces nouvelles expériences s’ajoutent aux précédentes et produisent de nouvelles trajectoires qui élaborent la complexité du moi.

La survie du système vivant dépend alors de la possibilité d'aller du « tout azimut » du processus primaire à l'action spécifique du processus secondaire. Comment l'organisme réalise-t-il ce passage? D'abord, concevons que l'acquisition de stratégies d'action n'est pas le problème le plus difficile: comme indiqué, cette acquisition se fait par apprentissage. Le processus d'apprentissage, qui crée une mémoire par frayage, a amplement été montré en neurosciences (e.g. Kandel, 2007534). La structure du moi freine alors mécaniquement l'écoulement du traitement des stimuli : « s'est formée en ψ une instance dont la présence entrave le passage [de quantités] lorsque ledit passage s'est effectué pour la première fois d'une manière particulière [c'est-à-dire lorsqu'il s'accompagnait de satisfaction ou de souffrance]» 535 . Grace à cette structure, il y a atténuation quantitative des activations élicitées par le stimulus: en effet, une mémoire élaborée fera que chaque stimulus engendre l'activation d'un large répertoire de possibles réactions, qui résorbent l'investissement énergétique original du stimulus. Le problème structurel de l'organisme pour agir adéquatement n'est pas alors tant le manque d'une stratégie spécifique dans le répertoire d'action. Le problème principal est que, pour que cette action soit adéquate, il faut que l’organisme cesse en même temps d’agir de toutes les autres manières possibles également activées par le stimulus. En d’autres termes, le problème est la possibilité de sélectionner la réponse qui vaille dans le contexte. Par conséquent, si le processus primaire est celui qui fait agir de toutes les façons possibles, le processus secondaire est aussi celui qui permet de ne pas agir d’une certaine façon – c’est-à-dire qui permet l’inhibition ciblée.

C’est d’abord le freinage qualitatif grâce au niveau de complexité croissant du moi au cours du développement qui permettra d’intervenir dans l’exécution automatique des processus primaires. La prochaine fois que le bébé aura faim, la nouvelle organisation du moi interviendra dans l’écoulement de ces excitations et ralentira le processus primaire. Freud donne alors une description mécanique du rôle du moi: «Cette quantité (Q) dans le neurone αne prendra pas seulement la direction de la barrière la mieux frayée, mais aussi de celle qui est investie du côté opposé. »536. Ces «investissements latéraux» forment le principe mécanique de l’action inhibitrice du moi: « Une quantité (Q), venue d’un endroit quelconque et pénétrant dans un neurone, poursuit sa route en franchissant les barrières de contact les mieux frayées et suscite un courant dans cette direction ou, plus exactement, le courant de la quantité (Q) se divise, suivant un mode inversement proportionnel à la résistance des barrières de contact qu’il rencontre. […] Quand un neurone contigu se trouve simultanément chargé, ce fait agit à la manière d’un frayage temporaire des barrières de contact entre les deux neurones et modifie le trajet du courant qui, sans cela, aurait emprunté la direction de la seule barrière de contact frayée. Un investissement “latéral” agit donc en s’opposant au passage de la quantité (Q).» 537.

Figure 13: Le modèle mécanique du processus secondaire selon Freud
‘Représentons-nous le Moi comme un réseau de neurones investis et bien frayés les uns par rapport aux autres; soit une quantité [intracellulaire] Qη qui pénètre le neurone a partir de l'extérieur (…) et qui, non influencé, serait allé vers le neurone b; si elle est influencée par l'investissement latéral α en a, alors elle ne cède qu'un quotient vers b ou, éventuellement, elle n'atteint pas du tout b. Donc si un Moi existe, il faut qu'il inhibe des processus psychiques primaires. Or une telle inhibition est un avantage décisif pour [l’appareil psychique]. Supposons que a soit un souvenir hostile et b un neurone-clef vers le déplaisir. Alors, à l'éveil de a, du déplaisir sera primairement délié, déplaisir qui sera peut-être sans but, qui l'est de toute façon si la déliaison s'effectue selon la totalité de son montant. S'il y a effet d'inhibition de α, alors la déliaison de déplaisir sera très faible, et seront épargnés au système neuronique le développement et l'évacuation de quantité sans qu'il en résulte d'autre dommage.» 538 .’

Par conséquent, si un moi existe, Freud soutient qu’il faut qu’il inhibe les processus psychiques primaires: «Imaginons le moi comme un réseau de neurones investis dont les relations mutuelles sont faciles. Supposons ensuite qu’une quantité (Q), venant de l’extérieur (φ) pénètre dans le neurone α. Si rien n’avait agi sur elle, elle se serait dirigée vers le neurone b. Mais, en réalité, elle subit à tel point l’influence de la charge latérale du neurone αqu’elle ne livre qu’une fraction d’elle-même à b ou même ne l’atteint pas du tout. Si donc un moi existe, il doit entraver les processus psychiques primaires. Néanmoins, une inhibition de ce genre donne à ψ[l’appareil psychique] un grand avantage. Supposons que a représente un mauvais souvenir et b un neurone clé. Si a surgit, il y aura d’abord une libération de déplaisir, peut-être superflue, tout au moins si elle est totale. Toutefois, par suite de l’action inhibante de a, la production de déplaisir est minime et le système neuronique, sans avoir subi d’autres dommages, se voit épargner le développement et la décharge de quantité.»539. Grâce aux investissements latéraux, le moi a donc réussi à faire qu’un processus primaire, y compris l’évacuation associée de l’affect, ne se réalise pas.

Tableau 2: Les processus primaires et secondaires selon Freud (1895)
Processus Primaire Processus Secondaire
Pression
Evolutionnaire
excitation de la surface externe
du protoplasme
émergence d’un corps interne dans l’organisme
But évacuation des quantités
(externes) reçues
évacuation des activations (internes) accumulées
Mouvement réaction de mise en équivalence action spécifique ou adéquate
Mécanisme « la fuite devant les stimulations » interférence et inhibition
Résultat identification/ hallucination/ défense expérience de satisfaction /
(expérience de frustration)

Freud résume comme suit la différence entre les processus primaires et secondaires: « Une charge en désir allant jusqu’à l’hallucination, jusqu’à la production totale de déplaisir et impliquant l’intervention de toute la défense peut-être qualifiée de “processus psychique primaire”. Nous appelons “processus secondaires”, au contraire, ceux que rendent possibles un bon investissement du moi et une modération du processus primaire540.». Dans un texte de 1911, Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique 541 , Freud reprend et élabore ces concepts. Les processus primaires y sont décrits comme ceux qui cherchent à évacuer l’excitation en suivant les frayages creusés par le cours de la satisfaction la plus immédiate possible. Ils cherchent à exaucer les vœux et à se défendre des dangers. Ce principe de fonctionnement, qui fait qu’ils tendent à l’évacuation du déplaisir et à l’obtention de plaisir, est le principe de plaisir. Les processus secondaires, au contraire, sont sous la direction inhibitrice du moi. Cette inhibition doit éviter que les excitations suivent les autoroutes et permet l’exploration d’autres pistes. Une telle exploration ou activité pensante est guidée par l’image perceptuelle et non par l’image désirée. Le chemin suivi recoupe la réalité extérieure représentée par cette image perceptuelle. Les principes secondaires, puisqu’ils se réfèrent à la réalité, grâce au freinage des processus primaires, fonctionnent alors selon le principe de réalité.

Notes
533.

Ibid., p. 341. Q est la notation de Freud pour une quantité psychique interne ou « intracellulaire »; elle est à comprendre en parallèle avec la quantité Q, qui vient de l’extérieur et dont elle est la dérivée.

534.

Comme a été décrit en détail en neurosciences de la mémoire e.g. KANDEL E. (2007). À la recherche de la mémoire, une nouvelle théorie de l’esprit, op. cit.

535.

FREUD S. (1895/1956). Esquisse d’une psychologie scientifique, op. cit., p. 340.

536.

Ibid., p. 337.

537.

Ibid., p. 341.

538.

Ibid., p. 342.

539.

Ibid., p. 341-342. Traduction modifiée (A. Berman traduit à deux reprises, de façon erronée, «neurone α» par «neurone a», comme en atteste la version originale allemande Entwurf einer Psychologie, dans Gesammelte Werke, Francfort, Fisher, 1987, p. 417).

540.

Ibid., p. 344. Bien que, dans une perspective phylogénétique, les processus primaires répondent à la pression évolutionnaire de se défaire des stimulations externes, alors que les processus secondaires sont censés s’être établis sous l’exigence évolutionnaire de manier les tensions du corps interne, les processus primaires et secondaires se détachent jusqu’à un certain point de cette distinction dans une perspective logique. Le but des deux dynamiques n’est pas fondamentalement différent: se débarrasser des excitations.

541.

FREUD S. (1911/1989). Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique. Dans Œuvres complètes, volume XI, Paris, PUF.