II.3.1.2 Les indices de réalité

Le problème pour la survie de l'organisme peut se reformuler ainsi: comment aller de l'atténuation ou l'inhibition quantitative non-spécifique à une inhibition ciblée? Ou encore, quel critère utiliser pour cibler cette inhibition? Pour que les processus secondaires fonctionnent, il faut un moyen de distinguer l’origine des activations des images de vœu et des images hostiles542. En effet, en particulier quand ces images ne proviennent pas du monde réel, mais ont une origine interne, il est important de bloquer l’accès des processus primaires aux voies d’expression. Freud indique que pour que les processus secondaires interviennent, il s'agit d'« un indice qui doit permettre de distinguer une perception d'un souvenir (ou d'une représentation).» 543.

Freud formule l’hypothèse que « ce sont très probablement les neurones ωqui fournissent cet indice: un “indice de réalité”.»544. Le système dit ωest un système de neurones activé en même temps que la perception. En effet, Freud fait l’hypothèse de l’existence d’ « un troisième système de neurones auxquels on pourrait donner le nom de ωqui, excités comme les autres durant la perception, ne le sont plus durant la reproduction et dont les états d’excitation fournissent les diverses qualités — c’est-à-dire constituent les sensations conscientes.»545. Bien que ce troisième système ωsoit souvent considéré comme un système de neurones perceptuels (« se comportent comme des organes de perception»546), il faut distinguer ceux-ci des véritables neurones perceptuels dans l’appareil de Freud, qui sont les « neurones perméables servant à la perception »547 et qu’il appelle φ. Le système ωconstitue en fait un système de neurones moteurs en contiguïté avec les neurones perceptuels: « Nous admettrons alors que les neurones ωont été, à l’origine, anatomiquement reliés aux voies de conduction venant des divers organes sensoriels et que la décharge s’est trouvée dirigée à nouveau vers l’appareil moteur appartenant aux mêmes organes sensoriels548.». Si on considère que les appareils moteurs sont par exemple les muscles, les neurones qui y dirigent leur décharge sont par définition des neurones moteurs, et non perceptuels: « Ces neurones ont besoin d’une décharge si petite soit-elle […]. Comme partout ailleurs la décharge se produit par la motilité. »549. Cependant, tout en étant des neurones moteurs il est clair qu’ils ont une fonction clé dans la constitution de la perception: « Toute perception extérieure produit toujours en W une certaine excitation qualitative […]. Il faut encore ajouter que l’excitation de ωaboutit à une décharge ωet que l’information de cette décharge, comme toute information de décharge, atteint ψ550. L’information de décharge venant de ω est alors pour ψ le signe de qualité ou de réalité 551.

Nous admettrons alors que les neurones ωont été, à l’origine, anatomiquement reliés aux voies de conduction venant des divers organes sensoriels et que la décharge s’est trouvée dirigée à nouveau vers l’appareil moteur appartenant aux mêmes organes sensoriels

Freud se prononce donc là comme un adepte de la théorie énactive de la perception. La théorie énactive de la perception propose que ce n’est pas tant la réception passive de stimuli sur les organes de perception (par exemple, la rétine) qui constitue le percept, mais que ce percept serait plutôt construit à partir de la motricité de l’acte de perception. Freud avait eu sa formation dans la célèbre école de physiologie de von Helmholtz (voir I.1.1.1). Ce dernier avait une conception énactive de la perception puisqu’il propose que la contribution majeure à la perception est la commande motrice en soi, plutôt que les sensations produites par son exécution552. Pour von Helmholtz553,la perception se constitue de par la systématicité émergente dans l’interaction de commandes motrices données et des sensations reçues.

De ce point de vue, les signes de réalité peuvent fournir un critère pour la distinction entre les perceptions externes et les images internes, puisqu’ils ne sont produits que dans le cas d’une perception active mobilisant l’appareil moteur du sujet par la voie des neurones ω. En d’autres termes, seule l’image accompagnée d’une décharge de ωpeut être considérée comme une image de perception; l’information des décharges d’ω n’est pas produite pour des contenus mentaux activés de mémoire ou par imagination, c’est-à-dire, activés intérieurement et dans ces cas là, il s’agit d’imagination ou de souvenir. Concrètement, une stimulation interne, par exemple l'image d'un sein évoquée chez un enfant qui a faim, pourra ainsi être distinguée d'une image perceptuelle d'un sein réellement présent, sur base de l'information de décharges de neurones ω. En d’autres termes, cette information de décharge d’ω fournit alors le critère pour la distinction des perceptions externes et des images internes. Il y a pourtant une exception: les signes de réalité sont également produits pour les images mentales internes quand elles sont activées massivement, c’est-à-dire sans l’atténuation du moi: il s'agit d'une hallucination. De façon générale, on peut conclure que : « La distinction entre les deux instances tient au fait que les signes de qualité provenant du dehors apparaissent quelle que soit l’intensité de l’investissement, tandis que ceux émanant de ψne se présentent que si la charge est forte. Par conséquent, c’est une inhibition due au moi qui rend possible la formation d’un critère permettant d’établir une distinction entre une perception et un souvenir. » 554 .

En résumé, la différence fondamentale entre processus primaires et processus secondaires est que, grâce à un moi investi, les activations des images de souvenir après stimulation sont atténuées dans les processus secondaires. Les signes de réalité, dans ces conditions, sont des indications de la présence réelle de l’objet et l’action devient adéquate. Quand le processus primaire n’est pas atténué, les images de souvenir, images de vœu ou images hostiles, sont activées de façon immodérée, libérant des signes de réalité coïncidant avec une expérience hallucinatoire et le déploiement d’une défense massive et de réactions automatiques.

Notes
542.

Voir aussi ROUSSILLON R. (1999). Symbolisation primaire et identité. Dans Agonie, clivage et symbolisation, op. cit., p. 226-235.

543.

FREUD S. (1895/1956). Esquisse d’une psychologie scientifique, op. cit., p. 343. Ces traductions ont été modifiées de façon à être plus fidèles aux versions originales de Freud. Freud (1895: 420; 420-421), en effet, parle dans son texte de « neurones  » et non de « neurones perceptifs », terme utilisé dans la traduction Française : « Wahrscheinlich sind es nun die  Neurone, welche dieses Zeichen, das Realitätszeichen, liefern. » ; « Bei jeder äuβeren Wahrnehmung entsteht eine Qualitätserregung in  […]. Es muβ noch hinzugefügt werden, daß die  Erregung zur  Abfuhr führt und [daß] von dieser wie von jeder Abfuhr eine Nachricht nach  gelangt. Die Abfuhrnachricht von ist dann das Qualitäts- oder Realitätszeichen für  ».

544.

Ibid., p. 343. Traduction modifiée.

545.

Ibid., p. 328. Traduction modifiée.

546.

Ibid., p. 329.

547.

voir note 426.

548.

Ibid., p. 344. Traduction modifiée.

549.

Ibid., p. 331.

550.

voir note 318

551.

Ibid., p. 343. Traduction modifiée.

552.

VON HELMHOLTZ H. (1878/1971). The facts of perception. Dans Selected writings of Hermann von Helmholtz, dir. R. Kahl, Middletown (CT), Wesleyan University Press.

553.

VON HELMHOLTZ H. (1867/1910). Handbuch der physiologischen optik, Dritter Band, Leipzig: Leopold Voss; VON HELMHOLTZ H. (1878/1971). The facts of perception. op. cit.

554.

FREUD S. (1895/1956). Esquisse d’une psychologie scientifique, op. cit., p. 344.