II.3.2 Voies Dorsales et Ventrales

II.3.2.1 Le modèle de copies d’efférence

Après ce rappel de la théorie de Freud, passons à un modèle neuroscientifique actuel. Il s’agit du modèle de copies d’efférence555, qui est couramment employé en neurosciences de l’action et qui met en rapport les commandes motrices avec deux sortes de retour. Selon ce modèle, toute commande motrice donnée à un muscle strié (ou volontaire) est accompagnée d’un message d’envoi de la commande ou « copie d’efférence ». Cette copie de la commande envoyée est utilisée dans un algorithme d’émulation qui prédit le mouvement que fera le muscle selon la commande. Cela permet alors de calculer la nouvelle position théorique du corps après ce mouvement. C’est-à-dire que c’est sur la base de cette « copie d’efférence » que sera anticipé le retour sensoriel que produira le mouvement dont l’ordre a été donné. Ce retour sensoriel « prédit » (feedforward) est comparé avec le retour sensoriel « actuel » (feedback), donné par l’information proprioceptive à partir des récepteurs au niveau des muscles, des articulations et de la peau et qui est aussi appelé « réafférence ». La comparaison de la prédiction, faite grâce aux copies d’efférence, avec l’information proprioceptive permet de mesurer l’écart entre les deux, c’est-à-dire entre le mouvement dont a été donné l’ordre et celui qui a été effectivement réalisé. Cet écart donne l’élan du mouvement qui reste à faire.

Figure 14: Le modèle de copies d’efférence
‘L’état prédit du corps, sur base des copies d’efférence dérivées de la commande motrice, est comparé avec l’état actuel du corps après l’exécution du mouvement, sur base de l’information proprioceptive réafférente556.’

Ce modèle de copies d’efférence a été introduit par von Helmholtz au dix-neuvième siècle pour expliquer la localisation des objets visuels. Pour calculer la position d’un objet par rapport à la tête, le système nerveux central doit tenir compte à la fois de la position rétinale de l’objet et de la direction du regard de l’œil dans son orbite. L’idée géniale de Helmholtz a été que le cerveau, plutôt que de sentir la position du regard de l’œil, prédit cette position sur foi d’une copie de la commande motrice envoyée aux muscles des yeux. Dans son modèle Helmholtz propose que ce soit la « perception immédiate de l'impulsion de mouvement557» ou l’« Innervationgefühl »ou « Muskelgefühl »558qui permette d'anticiper le retour proprioceptif du mouvement oculaire. C’est sur ce même concept de von Helmholtz que divers neuroscientifiques559 se sont appuyés pour élaborer un modèle de contrôle de la motricité. Dans les versions récentes du modèle, c’est sur foi de la copie d’efférence que la direction du regard est calculée: ce « ressenti ou sensation d'innervation » chez Helmholtz est donc l’équivalent de la copie d'efférence moderne. Ce modèle est aussi connu sous le nom de « modèle de la décharge corollaire». Il a donc été repris récemment pour expliquer comment les prédictions sensorielles produites en conjonction avec les commandes motrices procurent une stabilité perceptuelle non seulement pour les mouvements oculaires mais pour toutes les actions volontaires autoproduites. C’est le modèle du moniteur central ou « modèle direct 560» (forward model) — dénominations renvoyant toutes aux mêmes principes que nous indiquons comme modèle de copies d’efférence.

Comparons ce modèle de copies d’efférence avec le modèle de Freud. À l’époque de son Esquisse, Freud était sous l’influence de l’école physicaliste de physiologie de von Helmholtz, qui comptait aussi les scientifiques de talent du Bois-Reymond et Brücke (voir I.1.1.1). Dans son étude sur l’aphasie, quelques années plus tôt, Freud emploie également la description proche de « ressenti d'innervation »561. Il est donc vraisemblable que Freud, connaissant de ce modèle, l’ait fait sien. Dans l’Esquisse, il propose que le « signe de réalité » est constitué par l’« information de décharge » de ces neurones moteurs. Les mots du manuscrit sont Abfuhrnachricht, ce qui se traduit par « message d’efférence », expression plus proche encore de copie d’efférence. Qui plus est, Freud précise que, semblable à toute information de décharge, il atteint le système central, comme c’est effectivement le cas des copies d’efférence. Il semble donc y avoir une similitude, tant historique et sémantique qu’anatomique, entre les Abfuhrnachrichten dans le modèle de Freud et les copies d’efférence dans les modèles neurophysiologiques récents.

Tout comme Freud semble sortir le concept de von Helmholtz de son cadre plus restreint de la régulation de la motricité pour lui donner une importance tout à fait capitale dans la constitution d’un fonctionnement psychique à proprement parler (voir II.3.3.2), plus récemment, divers auteurs neuroscientifiques on démontré l’importance des dites « copies d’efférence » pour comprendre le mental, notamment pour les notions de représentations et d’imagerie motrice562, d’agentivité563, d’intentionnalité564 et pour la schizophrénie565. Les intuitions de Freud et des neuroscientifiques contemporains autour de ce concept de von Helmholtz semblent donc se rejoindre, de sorte que nous pensons que le moment est venu pour franchir le pont – c’est-à-dire pour relire les bases proposées par Freud à partir d’une physiologie moderne et de relire la physiologie moderne à partir de leur pertinence clinique comme proposée par Freud.

Notes
555.

BLAKEMORE S.J., FRITH C.D. & WOLPERT D.M. (1999). Spatio-temporal prediction modulates the perception of self-produced stimuli. Journal of Cognitive Neuroscience, 11, 5, 551–559; WOLPERT D.M. (1997). Computational approaches to motor control. Trends in Cognitive Sciences, 1, 209–216.

556.

BLAKEMORE S.J., FRITH C.D. & WOLPERT D.M. (1999). Spatio-temporal prediction modulates the perception of self-produced stimuli, art. cité; WOLPERT D.M. (1997). Computational approaches to motor control, art. cité.

557.

« But the impulse to motion, which we give through an innervation of our motor nerves, is something immediately perceivable » VON HELMHOLTZ H. (1878/1971). The facts of perception, op. cit., p. 123.

558.

VON HELMHOLTZ H. (1867/1910). Handbuch der physiologischen optik, op. cit., p. 204.

559.

SPERRY R.W. (1950). Neural basis of the spontaneous optokinetic response produced by visual inversion. Journal of Comparative and Physiological Psychology, 43, 482-489; VAN HOLST E. (1954). Relations between the central nervous system and the peripheral organs. British Journal of Animal Behavior, 2, 89-94.

560.

Voir respectivement FRITH C.D. (1992). The cognitive neuropsychology of schizophrenia, Hove, Lawrence Erlbaum.et WOLPERT D.M. (1997). Computational approaches to motor control. Trends in Cognitive Sciences, 1, 209–216.

561.

FREUD S. (1891/1983). Contribution à la conception des aphasies, op. cit., p. 73-74.

562.

CRAMMOND D.J. (1997). Motor imagery: never in your wildest dream. Trends in Neurosciences, 20, 2, 54-57 ; GRUSH R. (2004). The emulation theory of representation: motor control, imagery, and perception. Behavioral and Brain Sciences, 27, 377–442.

563.

JEANNEROD M. (2003). The mechanism of self-recognition in humans. Behavioural Brain Research, 142, 1–15.

564.

HAGGARD P. (2005). Conscious intention and motor cognition. Trends in Cognitive Sciences, 9, 6, 290-295.

565.

FRITH C.D., BLAKEMORE S.J., & WOLPERT D.M. (2000). Explaining the symptoms of schizophrenia: abnormalities in the awareness of action. Brain Research Reviews, 31, 357–363.