II.3.2.2 Le processus secondaire et la voie dorsale

Reprenons le modèle de Freud en admettant (provisoirement) l’équivalence entre les signes de réalité et les copies d’efférence. Freud propose que le processus secondaire n’est fonctionnel que s’il peut s’appuyer sur des signes de réalité valables. Sur le plan de la neurophysiologie, cela implique que le processus secondaire ne peut se déployer que selon un circuit neuronal qui emploie les copies d’efférence. Du côté de la neuro-anatomie, la générationdes copies d’efférence se fait en contiguïté avec les circuits moteurs, dont elles sont les dérivées — c’est-à-dire qu’elle se fait au niveau des aires motrices du cerveau, dans le cortex préfrontal, en particulier dans la SMA566. Il y a une voie neurophysiologique caractérisée dont le fonctionnement est dépendant de cette SMA et des copies d’efférences qu’elle génère, il s’agit de la voie dite « dorsale » dont la dynamique est mise en reliëf par rapport à une voie dite « ventrale » (voir ci-dessous, II.3.2.3). En effet, il semble y avoir une tendance insistante à travers différents modèles, tant psychologiques567, que neurologiques568 à décrire deux modes de fonctionnement différents transcendant les divers modules de l'appareil mental (par exemple, perception, attention, mémoire, langage) et dont nous proposons ici une possible piste de convergence.

Figure 15: Les deux voies de traitement visuel selon Milner et Goodale
‘La voie ventrale est aussi appelé la trajectoire du ‘What ?’ (‘Qu’est-ce?) alors que la voie dorsale est celle du ‘Where ?’ (‘Où est-ce ?’; voir texte)569.’

En particulier, nous proposons que la voie dorsale qui passe par les aires pariétales s’accorde avec les caractéristiques du processus secondaire à plusieurs égards. D’abord, comme anoncé, ce trajet dit dorsal outrajectoire du « Où est-ce? » (ainsi qu’un trajet impliquant le cervelet) font emploi des copies d’efférence pour le contrôle et la planification de l’action570. La voie dorsale est la trajectoire dite de la « vision-pour-l’action » dans le modèle des neuroscientifiques Milner et Goodale571. Elle est en effet responsable de la programmation et du contrôle visuel des actions dirigées vers un but. Elle correspond aussi à ce que le neuroscientifique Jeannerod a appelé la voie du traitement « pragmatique », qui permet le maniement de représentations complexes d’actions telles que l’emploi d’instruments culturels572. Cette voie dorsale sert donc de substrat à l’action intentionnelle. Bien que les aires pariétales ne constituent pas nécessairement l’endroit neuronal où prennent naissance les intentions, elles semblent par contre former le substrat où les intentions s’opérationnalisent sous forme de plans d’action. Le rôle des aires pariétales dans l’action intentionnelle est logique puisqu’elles ont recours aux copies d’efférence et que le point de départ pour l’envoi des copies d’efférence du mouvement moteur est bien sûr l’intention de bouger.

L’action intentionnelle est d’une structure fondamentalement différente de l’action-réaction573. Elle surgit, en effet, en réponse à une tension ou à une accumulation d’excitations (souvent d’origine interne), auxquelles une simple réaction stéréotypée (fuite, cri) ne peut apporter de soulagement durable. Cette tension requiert l’élaboration d’un plan d’action adapté au problème particulier. L’idée serait que, considérant le raisonnement de Freud dans son Esquisse, l’action intentionnelle tient du processus secondaire alors que la réaction tient du processus primaire. En effet, la fonction de la voie dorsale correspond à la fonction du processus secondaire qui, dans le modèle de Freud, permet le déploiement d’actions adéquates. Ces actions adéquates portent ce nom parce qu’elles produisent dans le monde extérieur un changement spécifique qui soulagera adéquatement une tension singulière du corps. En d’autres termes, il s’agit d’actions centrées sur le sujet qui résultent d’une intention ou d’un but.

La voie dorsale est aussi la trajectoire qui permet la localisation spatiale. En effet, dans le modèle des neuroscientifiques Ungerleider et Mishkin574, la voie dorsale est la voie dite « spatiale » où s’effectue la distinction des objets selon leur position dans l’espace. Dans le modèle de Milner et Goodale575, elle correspond à la trajectoire pour la transformation visuo-motrice, c’est-à-dire pour la conversion automatique de l’information visuelle des commandes de la main pour atteindre et appréhender des objets. Le cortex pariétal postérieur, au centre de cette voie dorsale, joue un rôle important dans la réalisation des mouvements volontaires, en évaluant le contexte dans lequel ils se déploient. À cette fin, le cortex pariétal reçoit une information somatosensorielle (qui indique l’état du corps interne), proprioceptive ainsi qu’auditive et visuelle, et il emploie cette information pour déterminer la position du corps et de la cible dans l’espace576. Les copies d’efférence des commandes motrices, générées dans le lobe frontal, convergent également vers le cortex pariétal supérieur et lui procurent une information à propos des mouvements du corps, indiquant l’état d’intentionnalité du sujet et simulant son action. Toute cette information, dérivée de divers systèmes neuraux (tant moteurs que sensoriels), se présente sous forme de codes très différents. Ces signaux divers sont alors combinés systématiquement dans le cortex pariétal postérieur pour la construction d’une représentation de l’espace qu’emploient les structures motrices pour opérationnaliser les mouvements appropriés. Un espace intermédiaire se met ainsi en place entre les structures motrices et sensorielles qui forme une ou plusieurs représentations abstraites de l’espace, selon les besoins du système moteur. En fin de compte, un véritable modèle intérieur de l’espace se met en place où les opérations mentales de la planification ont lieu577. Grâce à ce modèle intérieur, l’action que pourrait susciter l’objet perçu est mise en rapport avec l’état intentionnel du sujet et avec le contexte environnemental. De nombreuses études ont ainsi indiqué que les aires pariétales calculent les coordonnées spatiales respectives des objets, après quoi cette information peut être utilisée par le cortex frontal dans le contrôle des mouvements par rapport à ces objets. Les aires pariétales et frontales du cerveau sont fortement et réciproquement interconnectées578 et, ensemble, elles forment le substrat du plus haut niveau d’intégration dans la hiérarchie du contrôle moteur. Il semble donc que la voie dorsale soit équipée des conditions nécessaires permettant le déploiement d’une action orientée vers le monde extérieur et adaptée au contexte réel, c’est-à-dire permettant le déploiement du processus secondaire.

Freud n’a pas attribué au processus secondaire les mêmes capacités spatiales décrites ici pour la voie dorsale. Aussi, son modèle doit-il être lu dans le contexte de son temps. Une des distinctions principales de Freud entre les processus primaires et secondaires est que la réaction, produite par le processus primaire, est une réponse linéaire — en image miroir en quelque sorte — par rapport au stimulus, alors que, dans le processus secondaire, le moi interfère comme un troisième point entre le stimulus et la tendance réactive. Ce moi est défini comme l’activation d’un ensemble de neurones continuellement actualisés par l’information interne du corps. Ces stimulations endogènes (par exemple, la faim) ne sont pas altérées par les mouvements du corps dans l’espace et servent à actualiser la fonction de point de référence du moi indépendamment du stimulus. Une illustration simple de cette dynamique serait que la réaction de type primaire à une image de nourriture est de déclencher la salivation. L’action de type secondaire, par contre, serait de vérifier l’information visuelle quant à son origine (« est-ce une image mentale ou perceptuelle? ») et aux intentions de l’organisme en rapport avec la condition du corps interne (« ai-je envie de la manger? »), mais aussi en fonction du développement d’un plan d’action (par exemple, saisir la nourriture). À ce niveau général de spatialité, le processus secondaire de Freud, par opposition au processus primaire, comporte quelques similarités avec la voie dorsale.

La manifestation clinique des dynamiques secondaires est à saisir dans leur opposition aux dynamiques primaires. Anna Freud résume les caractéristiques du processus primaire comme suit: « le ça prédomine ce que l’on appelle le “processus primaire”; aucune synthèse n’y relie les représentations, les affects y sont mouvants, les contrastes loin de se gêner mutuellement, coïncident parfois et des condensations s’y produisent579 ». Les processus primaires n’intègrent dans leur dynamique psychique ni la dimension d’espace ni la dimension de temps. Par conséquent, il y a confusion dans la configuration spatiale des représentations, confusion aussi entre les représentations du passé, du présent et du futur. En particulier, le mécanisme de condensation, qui caractérise le processus primaire, peut se concevoir comme le résultat d’une confusion spatiale ou temporelle de plusieurs représentations en une seule. Elle est fréquente dans le rêve par exemple, où un personnage combine les traits de plusieurs personnes. La condensation est donc une représentation unique qui représente à elle seule plusieurs chaînes associatives à l’intersection desquelles elle se trouve. Par opposition, le processus secondaire permet la disposition des représentations tant dans l’espace que dans le temps et le maniement simultané d’un nombre de représentations distinctes.

Faisons donc l’hypothèse que le processus secondaire est effectivement le résultat d’une mobilisation de la voie dorsale. La spécificité clinique du processus secondaire décrit peut dès lors être facilement expliquée. En effet, l’activation par voie dorsale peut mener à la construction d’un espace mental élaboré où les représentations peuvent être spatialement distinctes. Le même raisonnement vaut pour « les oppositions qui ne s’excluent pas mutuellement » ou le fait que le processus primaire ne connaît pas la négation. Pour que deux propositions, dont l’une est la négation de l’autre (par exemple a et -a), puissent se différencier elles doivent nécessairement se distinguer d’une autre façon que sur la base de leur contenu, qui est en fait exactement le même (|a | = a et | -a | = a). Là aussi, il faut pouvoir attribuer un autre statut, c’est-à-dire une autre position, à a et à -a — et cette capacité semble être l’exclusivité de la voie dorsale. En résumé, l’hypothèse d’un rapprochement entre voie dorsale et processus secondaire a également un sens du point de vue clinique.

Notes
566.

HAGGARD P. & WHITFORD B. (2004). Supplementary motor area provides an efferent signal for sensory suppression. Cognitive Brain Research, 19, 52-58.

567.

FREUD S. (1895/1956). Esquisse d’une psychologie scientifique. op. cit.; STANOVICH K.E. & WEST R.F. (2000). Individual differences in reasoning : Implications for the rationality debate? Behavioral and Brain Sciences, 23(5), 645–726; MEDIN D. L., GOLDSTONE R. L. & GENTNER D. (1990). Similarity involving attributes and relations: judgments of similarity and difference are not inverses, op. cit.

568.

UNGERLEIDER L.G. & MISHKIN M. (1982). Two cortical visual systems. Dans Analysis of Visual Behaviour, dir. D.J. Ingle, M.A. Goodale et R. J.W. Mansfield, Cambridge, MIT Press, 549–586; MILNER D.A. & GOODALE M. (1995). The visual brain in action, Oxford, Oxford University Press; JEANNEROD M. & JACOB P. (2005). Visual cognition: a new look at the two-visual systems model. Neuropsychologia, 43, 301-312.

569.

MILNER D.A. & GOODALE M. (1995). The visual brain in action, op. cit.

570.

SIRIGU A., DAPRATI E., CIANCIA S., GIRAUX P., NIGHOGHOSSIAN N., POSADA A. & HAGGARD P. (2004). Altered awareness of voluntary action after damage to the parietal cortex. Nature Neuroscience, 7, 80-84.; BLAKEMORE S.J. & SIRIGU A. (2003). Action prediction in the cerebellum and in the parietal lobe. Experimental Brain Research, 153, 239-245; DESMURGET M., EPSTEIN C.M., TURNER R.S., PRABLANC C., ALEXANDER G.E., & GRAFTON S.T. (1999). Role of the posterior parietal cortex in updating reaching movements to a visual target. Nature Neuroscience, 2, 563-567.; BLAKEMORE S.J., FRITH C.D. & WOLPERT D.M. (1999). Spatio-temporal prediction modulates the perception of self-produced stimuli., art. cité; WOLPERT D.M., MIALL R.C. & KAWATO M. (1998). Internal models in the cerebellum. Trends in Cognitive Sciences, 2, 338-347.

571.

MILNER D.A. & GOODALE M. (1995). op. cit.

572.

JEANNEROD M. (1994). The representing brain: neural intention and imagery. Behavioral and Brain Sciences, 17, 187-245; JEANNEROD M. & JACOB P. (2005). Visual cognition: a new look at the two-visual systems model, art. cité.

573.

MERLEAU-PONTY M. (1945). Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard.

574.

UNGERLEIDER L.G. & MISHKIN M. (1982). Two cortical visual systems, op. cit.

575.

MILNER D.A. & GOODALE M., The visual brain in action, op. cit.

576.

ANDERSEN R., SNYDER L.H., BRADLEY D.C. & XING J. (1997). Multimodal representation of space in the posterior parietal cortex and its use in planning movements. Annual Review of Neuroscience, 20, 303–330.

577.

Ibid., pp. 303-304.

578.

LUPPINO G., MATELLI M., CAMARDA R. & RIZZOLATTI G. (1993). Corticocortical connections of area F3 (SMAproper) and area F6 (pre-SMA) in the macaque monkey. Journal of Comparative Neurology, 338, 114-140.

579.

FREUD A. (1936/1949). Le moi et les mécanismes de défense, trad. A. Berman, Paris, PUF, p. 10.