II.3.2.3 Le processus primaire et la voie ventrale

Dans les modèles neurologiques, la voie dorsale est définie par opposition à une voie dite « ventrale », voie « de l’objet » (Ungerleider et Mishkin580) ou trajectoire de « la-vision-pour-la-perception » (Milner et Goodale581). Elle correspond également à la trajectoire pour l’imagerie des objets dans le modèle de Jeannerod et Jacob582. La voie ventrale s’étend du cortex strié dans le lobe occipital au cortex inférotemporal. On lui prête un rôle majeur dans la reconnaissance et l’identification des objets: les attributs visuels élémentaires de l’objet — le contour, la forme, la texture, la couleur, etc. — sont assemblés et liés à ce niveau. Les objets constituant la scène visuelle sont alors comparés aux représentations stockées en mémoire dans le lobe temporal583, ce qui permet la reconnaissance. En résumé, la voie ventrale cherche à établir une identification entre l'objet extérieur perçu et des contenus de mémoire en se basant sur les différentes caractéristiques (stimuli) de l'objet: ces attributs (couleur, forme, silhouette, texture…) sont traités en parallèle et induisent l'activation d'une prolifération de contenus de mémoire. Des lésions au niveau de cette trajectoire provoquent l’agnosie, c’est-à-dire l’impossibilité de reconnaître des objets communs — alors que l’utilisation adéquate de ces mêmes objets, qui est une fonction de la voie dorsale, reste intacte584. Nous proposons que cette voie ventrale, bien qu’à première vue différente de la description du processus primaire par Freud, est néanmoins remarquablement similaire à ce processus primaire sur plusieurs points.

De façon caractéristique, les processus primaires mènent à une action-réaction de type réflexe, qui peut être qualifiée en fonction du stimulus qui déclenche le processus. En d’autres termes, la forme de la réaction peut être plus ou moins linéairement dérivée de la forme du stimulus entrant. Dans l’Esquisse, Freud indique que le processus primaire réagit de façon immédiate à la perception du stimulus, qui déclenche l’activation automatique de contenus, tels que les images associées stockées en mémoire. Le processus primaire cherche donc à établir une « identité de perception »585 entre le stimulus entrant et les représentations en mémoire par le biais de la trajectoire la plus courte possible, fût-ce de façon hallucinatoire. Roussillon586 indique qu'à ce niveau perception et hallucination sont, en fait, indifférenciables. L’« identité de perception » est établie par l’activation du même contenu indépendamment du contexte du stimulus. De ce point de vue, le processus primaire ressemble à la voie ventrale, qui est également orientée vers les aspects physiques immédiats du stimulus587 et qui est engagée dans l’identification du stimulus indépendamment de son orientation spatiale à l’aide de contenus de mémoire d’objets et de gestes stockés.

La voie ventrale correspond aussi à la trajectoire d’« actions centrées sur l’objet » ou à la trajectoire dite « sémantique » dans le modèle de Jeannerod. Jeannerod et Jacob proposent la description suivante: « Le but du traitement sémantique de l’information visuelle entrante est la reconnaissance d’objets, ce qui implique la division de la scène en objets séparables et l’unification de chaque objet avec ces attributs visuels appropriés. »588. Cette description ressemble aux descriptions cliniques des dynamiques primaires de l’association libre ou du rêve, par exemple. En effet, ces processus impliquent la division de la scène visuelle en objets séparables et le traitement de ces objets, isolés indépendamment de leurs relations mutuelles. Les observations cliniques et les résultats empiriques indiquent également que le processus primaire suppose une décomposition du stimulus en ses diverses caractéristiques, après quoi chaque caractéristique est le point de départ d’une chaîne associative589. Cela mène alors à une profusion de contenus de mémoire associés au stimulus, ce que Freud appelle la « compulsion à assocer »590, ou encore les « associations superficielles »591 et les « associations superficielles extérieures »592. Freud invoque en particulier la dynamique de  déplacement, c’est-à-dire le remplacement d’une représentation par une autre, qui s’y rapporte, parce qu’elles ont un attribut en commun. Le psychanalyste Rapaport résume le processus primaire comme suit: « Là où règne […] le processus primaire […] tout appartient à tout ce qui a un attribut en commun.»593. En résumé, les différentes manifestations cliniques du processus primaire (lapsus, oublis, blagues, symptômes, rêves, etc.) ont en commun que leur logique594 se distingue de la rationalité par le fait que le rapport entre les objets — de connexion, de similitude, voire d’identité — s’appuie sur la ressemblance ou l’identité d’un ou de plusieurs de leurs attributs — les contours, la forme, la couleur, mais aussi un ou plusieurs éléments ou parties de l’objet, ainsi qu’une partie ou l’entièreté du nom. Il y a donc là une certaine correspondance entre le fonctionnement de la voie ventrale et la manifestation clinique du processus primaire.

Notes
580.

UNGERLEIDER L.G. & MISHKIN M. (1982). Two cortical visual systems, op. cit.

581.

MILNER D.A. & GOODALE M., The visual brain in action, op. cit.

582.

JEANNEROD M. & JACOB P. (2005). Visual cognition: a new look at the two-visual systems model, art. cité.

583.

OWEN A.M., MILNER B., PETRIDES M. & EVANS A.C. (1996). Memory for object features versus memory for object location: a positron-emission tomography study of encoding and retrieval processes. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 93, p. 9212-9217; ISHAI A., UNGERLEIDER L.G., MARTIN A., SCHOUTEN J.L. & HAXBY J.V. (1999). Distributed representation of objects in the human ventral visual pathway. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 96, 9379-9384.

584.

JAMES T.W., CULHAM J.C., HUMPHREY G.K., MILNER A.D. & GOODALE, M.A. (2003). Ventral occipital lesions impair object recognition but not object directed grasping: an fMRI study. Brain, 126, 11, 2475-2763.

585.

FREUD S. (1900/1969). L’interprétation des rêves, op. cit., p. 481.

586.

ROUSSILLON R. (1999). Symbolisation primaire et identité, art. cité.

587.

FREEDMAN D.J., RIESENHUBER M., POGGIO T. & MILLER E.K. (2003). A comparison of primate prefrontal and inferior temporal cortices during visual categorization. Journal of Neuroscience, 23, 5235-5246.

588.

JEANNEROD M. & JACOB P. (2005). Visual cognition: a new look at the two-visual systems model, art. cité., p. 303.

589.

BRAKEL L.A.W., KLEINSORGE S., SNODGRASS M. & SHEVRIN H. (2000). The primary process and the unconscious: experimental evidence supporting two psychoanalytic presuppositions, art. cité; BRAKEL L.A.W., SHEVRIN H. & VILLA K.K. (2000). The priority of primary process categorizing: experimental evidence supporting a psychoanalytic developmental hypothesis, art. cité; BRAKEL L.A.W. & SHEVRIN H. (2005). Anxiety, attributional thinking and primary process, art. cité.

590.

FREUD S. (1895/1956). Esquisse d’une psychologie scientifique, op. cit., p. 355.

591.

FREUD S. (1900/1969). L’interprétation des rêves, op. cit., p. 450.

592.

FREUD S. (1901/1953). Psychopathologie de la vie quotidienne, op. cit., p. 47.

593.

RAPAPORT D. (1951). Towards a theory of thinking. Dans Organization and pathology of thought, dir. D. Rapaport, New York, Columbia University Press, p. 708.

594.

C’est la loi différente de l’inconscient dont parle Freud: « Les processus de l’inconscient […] obéissent à des lois différentes […].. Ces lois, dans leur totalité, nous les appelons « processus primaire »[…] ». FREUD S. (1938/1950).Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 164.