II.3.2.4 Dynamique d’interaction et hiérarchie

La voie ventrale a souvent été considérée comme la trajectoire permettant la reconnaissance consciente des objets, alors que la voie dorsale sert à l’action et qu’un grand nombre de ses opérations ne sont pas nécessairement conscientes595. On peut penser que cette division va à l’encontre de ce que nous essayons de démontrer. En effet, cette dichotomie ne semble pas correspondre au modèle freudien selon lequel au niveau inconscient les processus primaires dominent alors que le processus secondaire agit surtout dans le traitement conscient des stimuli. Or, la dichotomie ventrale-dorsale/inconscient-conscient est problématique et a été mise en cause596. En particulier, il apparaît que la voie ventrale est capable de faire une analyse extrêmement rapide et hautement automatique de l’information visuelle sans que le sujet n’en ait nécessairement conscience597. Qui plus est, elle peut effectuer des analyses complexes sur plusieurs objets simultanément durant un bref laps de temps, après quoi seuls un ou quelques objets sont explicitement sélectionnés et perçus consciemment598. La voie ventrale est intégrée dans un réseau d’aires corticales pour la génération de comportements motivés. Tant le cortex préfrontal que le cortex pariétal imposeraient des contraintes importantes aux calculs de la voie ventrale599. En particulier, l’intervention du cortex pariétal est nécessaire pour contrer les influences de « distracteurs » (c’est-àdire d’objets ou de traits de moindre importance de la même scène visuelle) pendant la discrimination de l’objet. Il apparaît que certaines zones de la voie ventrale (l’aire V4 et une zone temporo-occipitale) subissent une influence inhibitrice du cortex pariétal, qui permettrait la reconnaissance explicite d’un objet en particulier600. L’interaction complexe entre la voie ventrale et le cortex pariétal contraint ainsi le nombre d’objets qui peuvent être perçus simultanément et rapportés consciemment.

Des observations similaires valent pour le cortex préfrontal. Par exemple, il a été démontré que certaines zones préfrontales (dans ce cas, les frontal eye fields) peuvent intervenir et affecter les représentations d’objet au niveau de la voie ventrale601. En résumé, il semble que les opérations ventrales d’identification et de reconnaissance ne fassent pas par définition partie du vécu conscient. La prise de conscience dépendrait crucialement de l’interaction entre les voies dorsale et ventrale. Plus précisément, l’axe fronto-pariétal interférerait au niveau de la voie ventrale pour y imposer une sélection et y soustraire l’influence des distracteurs s’appuyant, pour ce faire, sur la configuration spatiale des objets et se référant au but de l’action en cours.

Il y a donc un rapport hiérarchique entre la voie ventrale et la voie dorsale fronto-pariétale. Le neuroscientifique Glover602 propose qu’ « une association des caractéristiques spatiales avec une information sur l’identité de l’objet est communément requise pour calculer une caractéristique non spatiale. L’inverse, par contre, n’est pas vrai: les caractéristiques non spatiales ne sont pas requises pour calculer les caractéristiques spatiales. ». Jeannerod et Jacob603 soutiennent le même raisonnement pour les observations cliniques: le degré de conscience perceptuelle des attributs d’un objet visuel dépend du degré de localisation spatiale de l’objet: « La perte de la conscience des relations spatiales entre les objets (provoquée par une lésion dans le lobe pariétal inférieur droit) provoque une perte de la conscience des autres attributs visuels. ». Cela n’est pas vrai, expliquent-ils, dans le cas inverse. En effet, les observations cliniques avec les patients cérébro-lésés montrent que la perte de conscience de propriétés visuelles des objets, telles que la couleur, la forme, la taille et l’orientation, ne semble pas provoquer une perte de conscience des localisations réciproques des objets.

Ces considérations hiérarchiques — tant physiologiques que cliniques — sont similaires au modèle hiérarchique de la dichotomie secondaire-primaire. Pour le modèle sensorimoteur, il y a aussi bien un effet inhibiteur préfrontal que pariétal sur la voie ventrale: la voie dorsale permet une sélection par inhibition de contenus activés ventralement 604. Dans le modèle de Freud, le déploiement des processus secondaires implique une inhibition des processus primaires, en particulier l'inhibition ciblée des processus primaires non-adéquats. Freud mentionne une influence inhibitrice du moi et un effet modérateur du processus secondaire sur le processus primaire. Les similitudes des dynamiques d’interaction et d’inhibition entre les deux modèles, psychodynamique et sensorimoteur, renforcent le parallèle entre le processus secondaire et la voie dorsale et entre le processus primaire et la voie ventrale.

Notes
595.

MILNER D.A. & GOODALE M., The visual brain in action, op. cit.

596.

JEANNEROD M. (1999). A dichotomous visual brain?. Psyche, 5. <http://psyche.cs.monash.edu.au/v5/psyche-5-25-jeannerod.html>.

597.

THORPE S.J. & FABRE-THORPE M. (2001). Seeking categories in the brain. Science, 291, 260-263.

598.

ROUSSELET G.-A., THORPE S.J. & FABRE-THORPE M. (2004). How parallel is visual processing in the ventral pathway? Trends in Cognitive Sciences, 8, 8, 363-370.

599.

DESIMONE R. & DUNCAN J. (1995). Neural mechanisms of selective visual attention. Annual Review of Neuroscience, 18, 193-222.

600.

FRIEDMAN-HILL S.R., ROBERTSON L.C., DESIMONE R. & UNGERLEIDER L.G. (2003). Posterior parietal cortex and the filtering of distracters. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 100, 4263-4268.

601.

HAMKER F.H. (2003). The reentry hypothesis: linking eye movements to visual perception. Journal of Vision, 3, 808-816.

602.

GLOVER S. (2004). Separate visual representations in the planning and control of action. Behavioral and Brain Sciences, 27, p. 4.

603.

JEANNEROD M. & JACOB P. (2005), Visual cognition: a new look at the two-visual systems model, art. cité,p. 308-309.

604.

FRIEDMAN-HILL S.R., ROBERTSON L.C., DESIMONE R. & UNGERLEIDER L.G. (2003). Posterior parietal cortex and the filtering of distractors. Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA, 7, 4263–4268; HAMKER F.H. (2003). The reentry hypothesis: linking eye movements to visual perception. Journal of Vision, 3, 808–816; ROUSSELET G.A., THORPE S.J. & FABRE-THORPE M. (2004). How parallel is visual processing in the ventral pathway? Trends in Cognitive Sciences, 8, 363–370.