II.3.2.6 La topique des processus primaires et secondaires

Le modèle de l’Esquisse affirme que les processus primaires sont prédominants au niveau inconscient de la vie mentale — qui se manifeste par exemple dans l’association libre, les rêves, les lapsus, les symptômes hystériques et la schizophrénie — alors que les processus secondaires dominent dans le vécu conscient. L’application de cette proposition aux voies ventrale et dorsale respectivement inverse la proposition originale de Milner et Goodale selon laquelle la voie ventrale permettrait le traitement conscient de l’information alors que la voie dorsale produirait un traitement largement inconscient. Les deux modèles doivent cependant être formulés de façon plus précise sur ce point.

D’abord, le modèle sensorimoteur doit être nuancé: il semble que ce n’est pas tout le traitement ventral qui soit conscient. Qui plus est, les contenus ventraux qui accèdent à la conscience sont vraisemblablement sélectionnés par la voie dorsale et le cortex préfrontal.

Cet entendement de la dichotomie sensorimotrice est similaire aux interactions décrites par Freud. Dans le modèle de Freud, en effet, les processus primaires sont continuellement opérationnels, même lorsqu’ils sont recouverts par les processus secondaires. L’interférence des processus secondaires se limite au contrôle de l’accès des processus primaires à la conscience. Quand le processus secondaire est temporairement suspendu, comme dans les rêves ou les lapsus, le processus primaire peut accéder à la conscience. Dans la vie mentale consciente cela ne survient généralement pas, car les processus secondaires prédominent. Même dans ce cas, ceux-ci ne sont pas l’équivalent de l’expérience consciente en soi. Les processus secondaires permettent plutôt les opérations qui sont typiques de la vie mentale consciente, telle la discrimination entre les images mentales et réelles. Ces opérations ne constituent pas le contenu de la conscience; ce contenu est donné par les images dont l’accès à la conscience n’a pas été empêché par le moi. De plus, une fois que les contenus ont passé la sélection, ces images — mentales ou réelles — sont vécues en même temps qu’une conscience de leur origine (intérieure ou extérieure).

Cette conception est en accord avec l’hypothèse formulée par le psychologue Shevrin609 concernant la fonction même de la conscience dans l’appareil mental. En effet, pourquoi est-il important d’être conscient? À cette question, Shevrin répond que la conscience est ce qui permet de distinguer le locus d’origine des différents contenus mentaux. Il précise que la conscience est ce qui permet d’ « étiqueter » ou de « tagger » les contenus mentaux quant à leur source — externe ou interne —: perceptions, souvenirs, imaginations, réflexions, etc. Cet « étiquetage » serait alors réalisé par les indices de réalité dont Freud fait l’hypothèse dans l’Esquisse. Une telle conception s’accorde avec celle élaborée dans cet ouvrage, qui propose en outre une équivalence entre les signes de réalité et les copies d’efférence.

Jeannerod et Jacob soulignent la primauté de la localisation spatiale pour l’accès au vécu conscient. La clinique des patients cérébro-lésés témoigne de cette hiérarchie. Les patients dont les lésions cérébrales touchent des zones postérieures dans l’hémisphère droit présentent fréquemment des symptômes dits de « négligence » de l’espace à leur gauche, comme l’incapacité de rendre compte de stimuli nouveaux dans cet espace, d’y répondre ou de s’orienter vers eux. Si on demande, par exemple, à un patient de bissectionner une ligne horizontale, il y aura une très forte dérive vers la droite. Si on demande de recopier un dessin, seule la partie droite sera reproduite. Fréquemment, la partie gauche du corps sera négligée (par exemple, habillage, soin, maquillage). Or, on peut démontrer que chez ces patients les attributs visuels des objets dans l’espace gauche négligé sont néanmoins traités de façon inconsciente dans les aires concernées de la voie ventrale610. Les patients n’ont cependant pas conscience des attributs des stimuli dans l’espace négligé. Il semble donc que l’accès spatial soit une condition pour le traitement conscient, bien qu’en l’absence de cet accès le traitement inconscient de l’information ait cours néanmoins. Dans le cas symétrique, la clinique des patients cérébro-lésés au niveau de la voie ventrale montre que l’accès à la spatialité préservé dans la voie dorsale préserve aussi l’accès conscient, bien que réduit, des contenus. En effet, selon Jeannerod et Jacob, dans ces cas, « le traitement visuel au niveau de la voie dorsale est capable de construire des représentations visuelles des relations spatiales entre des proto-objets distincts, dénués presque entièrement de leurs autres attributs visuels»611. Ce point de vue souligne le rôle de la localisation spatiale comme condition de possibilité de l’accès à la conscience, dont le contenu est donné par la voie ventrale.

Dans le modèle de Freud, le processus secondaire est la condition de possibilité de l’accès à la conscience, alors que le processus primaire contribue à son contenu. La mise en rapport des deux modèles semble indiquer que la condition de possibilité pour un contenu de conscience — c’est-à-dire l’accès à ce qu’est un x — soit l’établissement préalable qu’il y a un x qui cherche à être reconnu. La conscience «qu’il y a un x» serait alors réalisée par la voie dorsale dans le modèle sensorimoteur, puisqu’il s’agit de la trajectoire pour la localisation spatiale. De façon parallèle, cette conscience serait réalisée par le processus secondaire dans le modèle psychodynamique, puisque ce processus est capable d’établir l’extériorité du stimulus, c’est-à-dire le fait que quelque chose est là qui n’est pas moi (voir II.3.3.2). Une fois ce statut du stimulus établi, un contenu peut lui être attribué, soit par la voie ventrale dans le modèle sensorimoteur, soit par le processus primaire dans le modèle psychodynamique. Il est probable que ce soit alors la localisation préalable du stimulus qui permet la sélection de son identité parmi l’éventail de possibles identités. Il y a de ce point de vue également une grande concordance entre le modèle sensorimoteur et le modèle psychodynamique.

Ce raisonnement a l’avantage d’expliquer le phénomène de dissociation que l’on rencontre lors d’expériences pour établir le traitement inconscient. En effet, bien que les participants y soient totalement incapables de détecter les stimuli dans une situation de choix forcé, ils sont néanmoins capables, dans les mêmes conditions de subliminalité, de les identifier ou de les catégoriser dans une certaine mesure612. Cela peut être expliqué par la différence de statut entre la détection et l’identification ou la catégorisation. La détection requiert par définition une capacité d’indiquer qu’un contenu mental vient de l’extérieur — et n’est donc ni une pensée, ni un souvenir, ni une imagination. La détection devra donc distinguer l’intérieur de l’extérieur, ce qui relève du processus secondaire. L’identification et la catégorisation, au contraire, peuvent se faire indépendamment de la localisation du contenu mental. Que les représentations soient mentales ou réelles est sans importance. Dès lors qu’il y a un certain accès au contenu de ces stimuli, l’identification et la catégorisation ne seront pas faites au hasard. Pour cette raison, on peut penser que ces tâches ne font pas appel au processus secondaire mais seulement au traitement primaire. De même, on pourrait dire qu’elles mobilisent exclusivement la trajectoire ventrale, alors que la détection nécessite obligatoirement l’accès à la voie dorsale.

Notes
609.

SHEVRIN H. (1998). Why do we need to be conscious? A psychoanalytic answer. Dans Advanced Personality, dir. D.F. Barone, M. Hersen et V.B. Van Hasselt, New York, Plenum Press.

610.

DRIVER J. & VUILLEUMIER P. (2001). Perceptual awareness and its loss to unilateral neglect and extinction. Dans The Cognitive Neuroscience of Consciousness, dir. S. Dehaene et L. Naccache, Cambridge (MA), MIT Press.

611.

JEANNEROD M. & JACOB P. (2005). Visual cognition: a new look at the two-visual systems model, art. cité., pp. 308-309.

612.

SNODGRASS M. & al. (2004). Unconscious perception: a model-based approach to method and evidence. Perception & Psychophysics, 66, 846-867; SNODGRASS M. & SHEVRIN H. (2006), Unconscious inhibition and facilitation at the objective detection threshold: replicable and qualitatively different unconscious perceptual effects. Cognition, 101, 43-79