II.3.3.1.3 Hervé

Hervé est un homme de 45 ans avec un diagnostic de schizophrénie que j’ai rencontré au centre psychiatrique de Beernem (voir I.4.1.2.2 et I.4.2). Le grand-père maternel d’Hervé était revenu traumatisé de la première guerre mondiale. Il battait sa femme et ses enfants, 6 filles et un fils. La mère d’Hervé, l'ainée, fut frappée et abusée le plus. Elle eut deux enfants de son père, un fils, mort à 5 ans d'une maladie rénale et une fille, de 15 ans l'ainée d’Hervé et morte à 45 ans d'une hémorragie cérébrale. Le grand-père se pendit finalement. Hervé ne l'a pas connu comme il n'a pas connu son frère. Il est le fils de sa mère et de son mari, qui avait 24 ans de plus qu'elle. Hervé vécut donc avec ses parents et sa demi-sœur, qui était handicapée mentalement et semblait, d'après le dire d’Hervé, désinhibée sexuellement. Le père battait sa femme et dès 18 ans environs Hervé frappait également sa mère. Voici un témoignage de Hervé (29.11.2005) : « Tout défaire jusqu’ à mes 12 ans – ou bien tout à fait, toute ma vie, revenir au point zéro. Qu'arriverait-il si l'univers retournerait au point zéro? Il faudra que je recommence, tel que Dieu le veut, en avant et en arrière. Dieu le veut-il? Que Dieu soit le maître de l'univers, ferait ressusciter les hommes, voilà mon idée. Revenir avec une feuille blanche, recommencer à forniquer recommencer à travailler, par exemple pompier, plombier. Je dois payer pour les péchés d'un autre, de la réincarnation, comment un homme est réincarné, pour les péchés de mon grand-père, ou d'autres péchés que je ne suis pas. ».

Hervé est continuellement sujet à des sensations pénétrantes et il a fréquemment un jaillissement de voix (p.ex., des femmes se disputant entre elles). Il a une réflexion délirante sur les autres et le monde. Il a développé un langage particulier jonché de néologismes (p.ex. il y a au moins deux classes d’humains, dont une est taxée de « oetkers » et l'autre de « kouwekouwes») et d'expressions et de tournures particulières (p.ex. il se réfère systématiquement par « il » au psychiatre, qui est pourtant une femme). Sa difficulté majeure est que quand il dirige un regard sur le monde, la perception de ce monde l'envahit: il a des sensations pénétrantes, le monde lui tombe dessus et lui colle à la peau, les autres l'envahissent, les objets le pénètrent. En d'autres termes, Hervé est incapable de créer une expérience de distance par rapport au monde extérieur. Pour restaurer une relation supportable au monde, il installe un mouvement physique de va-et-vient autour des cibles visuelles: il avance de trois pour en refaire deux en sens arrière, il ouvre une porte et la referme, pour la rouvrir, la refermer un peu etc., il fait et défait ses gestes, dans le sens avant et dans le sens arrière et il demande à ceux qui l'entourent d'en faire autant.

Figure 17: Page écrite et gardée par Hervé
‘« A Dymfna. Cette sale veste de gras, petites côtes de cave. Une aiguille dans mon œil. Désintégration de mon appareil photo quand G.C. passait au niveau de l’armoire dans le premier living. Aspirer mon œil 28-11-’95 Un pénis à travers mon couteau 28-11-‘1995. Mon muscle pectoral déchiré quand P.L. passait dans le couloir. À cette époque transféré à St. Cornélius. Mes entrailles sorties par C.C. au niveau de l’ancienne laverie le 21-12-’97. 21-11-98. Quand l’ergothérapeute se rendait à l’atelier de reliure. Lieve C. au lieu de Koen C. Quand J.D. allait de l’endroit où pend l’ouvre-boîte à sa chaise. Mes couilles décrochées ou fondues. Le commandant des pompiers allait à la ferme. Mon gros intestin un peu déchiré quand le commandant des pompiers allait à la ferme. Quand M.D. allait du WC vers l’extérieur. Mes couilles sorties. P.M.U. Dr. Oetker te D. tel. »’

Une chaîne spécifique d'évènements est douloureuse pour lui. Il témoigne du fait que le mouvement soudain d'autres gens ou d'objets provoque un « pétillement» ou un « pincement » de la rétine et est la cause « directe et unique de pensées indésirables ». Quelques exemples de telles pensées indésirables: « une aiguille dans mon œil; la désintégration de mon appareil photo quand G.C. passait au niveau de l'armoire dans le premier living; mon œil aspiré; un pénis à travers mon couteau; mes couilles décrochées ou fondues quand J.D. allait de l'endroit où pend l'ouvre-boîte à sa chaise » (voir Figure 17). Pour être quitte de ses pensées, les gens concernés doivent défaire les mouvements qui sont à l'origine de ses pensées indésirables.

Il y a une ressemblance frappante entre les symptômes d’Hervé et le modèle de Lenay622: Hervé ressemble au sujet de l'expérience de Lenay à qui on a immobilisé le bras. Dans l'incapacité de bouger son appareil de perception, ce sujet perçoit le monde à la surface de la peau, ou pénétrant cette surface. Pour installer une sensation de distance, le sujet expérimental doit pouvoir bouger son bras dans un mouvement de va-et-vient autour de la cible. Or, Hervé est capable de bouger son appareil de perception: il suit les cibles visuelles de mouvements oculaires en apparence normaux. D’où lui vient alors l’impossibilité de tenir une distance par rapport aux cibles? L'hypothèse proposée serait qu’Hervé ne puisse pas utiliser les mouvements de ses yeux pour construire un espace extérieur de perception du fait que les copies d'efférence des mouvements oculaires d’Hervé soient manquantes ou dysfonctionnelles. Comme indiqué, Frith avait déjà formulé une telle hypothèse pour les voix dans la psychose. Cette hypothèse permet de faire sens du comportement d’Hervé.. En effet, d’abord, sans le fonctionnement normal du retour par copie d’efférence des mouvements oculaires, en particulier à l’occasion de changements brusques du champ visuel, Hervé en serait réduit à faire l’expérience d’un monde lui collant à la peau, semblable au vécu des sujets expérimentaux de Lenay. De plus,  le mouvement physique de « balayage » qu’Hervé installe par rapport à la cible visuelle pourrait être compris comme un remplacement du mouvement réversible oculaire inconscient constitutif de la perception par un mouvement physique conscient. Hervé serait alors obligé de substituer son manque structurel d'information venant d'un mouvement normalement vécu non consciemment par un mouvement physique pleinement conscient. Qui plus est, sans l'information de la copie d'efférence, le mouvement réflexe que font les yeux par rapport à une cible subitemant mouvante serait vécu passivement, comme si il y avait interférence par une force externe: ceci pourrait expliquer la sensation de pincement ou de pétillement au niveau de la rétine. Il est remarquable qu’Hervé reprenne quasi textuellement le propos de Lenay623 quand celui-ci souligne, à propos de la réversibilité du mouvement, « la possibilité de revenir à une même position » dans la déclaration suivante à propos de ses mouvements inverses: « Tout doit revenir au même point. ».

Tableau 5: Quelques convergences proposées entre le modèle de Freud et le modèle sensorimoteur
Symptômes d’Herv É Freud Sensorimoteur
pétillement/pincement de la rétine / absence/dysfonctionnement des copies d’efférence des mouvements oculaires
perceptions pénétrantes élicitées par des stimuli extérieurs en mouvement invalidation des signes de réalité associés à la vue résultant en une perception de type hallucinatoire hypothèse: le dysfonctionnement des copies d’efférences oculaires induit une difficulté/impossibilité d’octroyer un statut d’extériorité à une perception
voix (et vécu d’être dirigé par des forces externes) / fausse attribution d’un mouvement propre à un agent extérieur (Frith)
prolifération de pensées « indésirables » de façon associative et pulsionnelle désinhibition et prédominance de l’activité mentale sur le mode du processus primaire /
mouvement de va-et-vient pour restaurer un rapport supportable / hypothèse: un mouvement réversible oculaire inconscient constitutif de la perception (Lenay) est remplacé par un mouvement physique conscient
construction de l’espace extérieur comme un espace mental se rapportant à un mouvement du sujet affaiblissement du processus secondaire qui permettrait une construction contextuelle de la réalité extérieure dysfonctionnement de la voie dorsale qui permet l’établissement de la spatialité de l’environnement
Notes
622.

voir aussi BAZAN A., An attempt towards an integrative comparison of psychoanalytical and sensorimotor control theories of action, art. cité; BAZAN A. & VAN DE VIJVER G., L’objet d’une science neuropsychanalytique. Questions épistémologiques et mise à l’épreuve, art. cité; VAN DE VIJVER G., BAZAN A., ROTTIERS F. & GILBERT J. (2006). Enactivisme et internalisme: de l’ontologie à la clinique, op. cit.

623.

LENAY C. (2006). Enaction, externalisme et suppléance perceptive, op. cit., p. 39.