II.3.3.1.4 Denis

Le cas Hervé trouverait une cohérence dans la suggestion que les copies d’efférence, présumées dysfonctionnelles, jouent un rôle clé, au niveau du mouvement (oculaire) de perception, dans la constitution du vécu d’extériorité d’une image mentale grâce à l’inhibition précise et ciblée qu’elles mettent en place. Comme indiqué, l’idée d’un dysfonctionnement ou d’une dynamique altérée des copies d’efférence dans la psychose fut proposée antérieurement pour la perception des voix. Dans ce qui suit, nous proposons un deuxième cas dont nous suggérons qu’il trouve également une cohérence dans le cadre proposé, mais ou la fonction atteinte n’est pas la perception (visuelle ou auditive), mais l’attention.

Denis est un homme de 45 ans avec un diagnostic de schizophrénie que j’ai rencontré au centre psychiatrique de Beernem (voir I.4.1.2.2 et I.4.2)624. Il est le fils unique d’une mère issue d’une grande famille originaire de la France et d’un père dont le nom et les affiliations sont flamands. Le couple et Denis ont habité une région en Flandre occidentale proche de la frontière Française. La mère était comptable dans l’entreprise de son père, spécialisée dans la réparation de métiers à tisser; cette entreprise s’est beaucoup développée dans les dernières décennies. Son arrière-grand-mère maternelle est morte sous les bombes anglaises à Courtrai durant les derniers mois de l’occupation en 1944. Son père, fils unique, travaillait dans les assurances. La famille du père sont des gens « très simples625 », dont certains travaillaient dans l’entreprise du grand-père maternel. Il indique que sa maladie remonte à ses 15 ans, quand il avait à apprendre le Français. « Je dois », s’écrit avec un « s » final, alors qu’on ne l’entend pas : « Pourquoi faut-il l’écrire alors? Il y a une lettre en trop! Peut-être qu’il y a longtemps, on l’entendait. La langue évolue. » (30.09.2005). Plus tard, le problème se représente avec l’Anglais : « Pourquoi faut-il un “k” à “I know”?  (..)  I work, he works – pourquoi? Quelle est la raison pour laquelle ils ont fait ça, ces écriveurs? » (22.03.06). Quand il a 17 ans, son père meurt d’asphyxie à la suite d’une longue maladie respiratoire. À 20 ans il fait son service militaire, après quoi il fait un stage d’apprentissage et travaille dans une entreprise de fûts pendant un an: « C’est alors que tout a commencé. J’étais crevé, crevé à mort de réfléchir. À chaque moment libre, j’étais au lit. J’ai combattu, combattu les pensées obsessionnelles. ». Quand il semble être guéri pendant les vacances qui suivent, il sort à Courtrai et dans les environs, fait la fête à outrance et ne dort pas. À 24 ans il est admis pour la première fois en psychiatrie pour épuisement et surmenage. À 25 ans, désespéré par les idées obsessionnelles, il fait une tentative de suicide par prise de médication. Il indique que sa situation s’est ensuite d’abord stabilisé, jusqu’à ce qu’un ami d’enfance proche, portant le même prénom que lui et ayant un frère jumeau identique, et sa copine se tuent dans un accident de voiture en Allemagne. L’enterrement à Courtrai fut, selon les dire de Denis, « très bizarre ». Les copains d’enfance, s’étant retrouvé, se mettent à part et se racontent des anecdotes d’avant. « Je ne me suis pas senti à l’aise, je suis sorti avec un ressenti bizarre. Je n’en ai pas parlé. On a beaucoup pleuré à l’enterrement. J’ai aussi pleuré. J’ai vu un copain pleurer, pleurer, pleurer. D’autres, des “durs” ont pleuré aussi. (…) Je ne fais plus de tombes. Ca ne me fait aucun bien, j’en suis mal durant des journées. ».

Denis souffre donc fondamentalement du fait que ses pensées qui s’imposent violemment à lui et investissent son espace mental qu’il le veuille ou non. En session, il rend compte de ce qu’il vit: quand il perçoit le monde, son vécu est envahi par les détails de cette perception. C’est-à-dire, s'il se laisserait aller, il serait rapidement englouti par le pointillé du papier peint, par les dessins dans le bois, par les irrégularités dans le dessin du sol, par les lignes des contours des meubles, etc. – et en particulier par toute asymétrie, irrégularité ou par tout dépassement. Ces asymétries et imperfections sont de véritables menaces pour son attention; elles sont capables d’envahir tout son espace mental et de le mener de question en question: d’où vient cette asymétrie, qui l’a produite, pourquoi, quel était l’intention de celui qui l’a produite? Voici ce qu’il en dit par ailleurs: « Au plus on sait, au plus on se rend compte qu’on ne sait pas. Chaque question engendre une nouvelle question. » (14.11.05); « Comment se fait-il que je me pose ces questions et que personne ne se les pose? A propos de l’orthographe par exemple? Pourquoi mes quatre doigts n’ont ils pas tous la même longueur? » (15.12.05).

Voici encore un exemple: « Dans le secondaire j’avais des cours d’optique: lentilles concaves, lentilles convexes, lentilles biconcaves, biconvexes, concaves-convexes … image inversée, image virtuelle … Pourquoi certains endroits brillent-ils et d’autres ne brillent-ils pas? (…) Le tourment commence avec les objets qui sont faits par l’homme, ces objets-là me poussent au diable – contrairement aux choses qui sont faites par Dieu. Je regarde autour de moi et je vois par exemple cet ordinateur. Alors je pense: à quoi l’homme qui a fait le premier ordinateur pensait-il? Comment en est-il venu à ça? Quelle est la source de tout? Pourquoi? De quoi cet homme était-il inspiré? Quel était le raisonnement qui a fait qu’il l’a fait tel qu’il est? Pourquoi nos doigts n’ont-ils pas tous la même longueur? Pourquoi nos orteils n’ont-ils pas la même longueur? » (19.10.05).

Denis indique que ces questions ne l’intéressent pas fondamentalement, il est simplement pris par elles. Il doit alors investir une quantité énorme de temps et d’énergie à contre-penser une masse de pensées qui lui rendraient la vie impossible. « Je dois filtrer mes pensées. Je suis à la recherche de défauts, d’imperfections. On ne peut pas tout savoir. Si l’on vivrait éternellement, on pourrait peut-être tout savoir.» (06.10.05). Cet état des choses oblige Denis à investir de façon structurelle dans son programme journalier une quantité de temps dédiée à l’activité de contre-penser. Il se fatigue mentalement tant du fait de devoir contre-penser sa perception, qu’il n’est plus capable de libérer de l’énergie pour les tâches simples de la vie et n’est plus capable de vivre une vie autonome. Il indique avec précision sa stratégie qui consiste à « contre-penser »: « Les idées obsessionnelles prennent tant d’énergie qu’on ne peut plus fonctionner, ce sont des pensées qui ne te lâchent pas. Chez d’autres ce virement de l’attention se passe sans heurts. (…) Normalement ces pensées sont filtrées, je vois tout. Je vois un rond sur l’ordinateur et je me demande: pourquoi est-il là? Je ne peux pas virer à autre chose, ce n’est pas amusant. Ça a commencé à 15 ans, à l’école, mes pensées étaient ailleurs tout le temps. Par exemple Edison: pourquoi? (…) Je dois forcer mon esprit à ne pas se laisser prendre. Je suis un lutteur mais psychique. (…) Ce système de contre-calcul, j’essaye de l’appliquer à tout maintenant, peut-être avec le temps, il deviendra automatique, si j’ai de la chance. » (23.12.05). Et encore: « Ma maladie est que je n’arrive pas à me concentrer. (…) Ma maladie est qu’il y a tellement d’information à mon esprit que je coince au niveau de mon cerveau … je coince pendant une à deux secondes et à chaque fois je dois rediriger [mon attention] … j’ai construit un système interne grâce auquel je peux contre-penser la pensée obsessionnelle en une seconde… quand je pense à quelque chose qui est, je pense alors “arrête ça!” et alors je ne poursuis pas. …. chez les gens normaux ça se passe de façon fluide … Les nouveaux stimuli sont le plus menaçant, un nouvel environnement, alors je n’arrive plus à me concentrer et après ça retombe. Je ne peux pas y prêter d’attention (…) L’avenir? Ce système d’effacement, j’essaye de l’appliquer sur tout, peut être qu’avec les années ça deviendra plus fluide, si j’ai de la chance. (…) On peut se poser des millions de questions si on veut et à combien de question va-t-on avoir des réponses Au plus on en sait, on plus on se rend compte qu’on ne sait rien. Ces idées obsessionnelles – en vérité, ça ne m’intéresse pas. Ca surgit de soi-même dans mon esprit, je ne peux rien y faire, c’est plus fort que moi et malgré tout ça me préoccupe.».(22.03.06)

Il y a quelque ressemblance entre les symptômes de Denis est le tableau clinique de la simultagnosie dorsale, qui implique que le patient n’est plus en mesure d’appréhender qu’un seul élément visuel, il semble ne plus pouvoir diriger son attention que sur un seul élément visuel et y reste attaché. La simultagnosie dorsale est une condition causée par une lésion pariétale bilatérale. Jeannerod et Jacob sont d’accord avec Farah626, qui considère que le déficit spécifique chez ces patients est le désengagement de l’attention visuelle: « pour engager son attention visuelle à un stimulus nouveau, on doit d’abord être capable de désengager son attention visuelle de son allocation précédente ou en cours. Les lobes pariétaux joueraient un role critique dans ce mécanisme attentitonnel. Une lésion pariétale bilatérale devrait par conséquent mener à une attention qui “collerait” à l’objet courant sans la possibilité de virer à un autre objet et, par conséquence, sans la possibilité de bâtir des rapports spatiaux cohérents entre eux. »627. Bien que le tableau de la simultagnosie et celui de Denis ne sont pas identiques, Denis se trouve également dans l’impossibilité de diriger l’attention à sa guise et il y a une allocation gluante ou effrénée de l’attention. L’idée serait donc que dans les deux cas ce qui est en cause est un mécanisme d’allocation de l’attention, un mécanisme impliquant les lobes pariétaux. L’hypothèse sensorimotrice pour le cas de Denis est alors que son incapacité de désengager l’attention et de virer à autre chose, serait reliée à un problème au niveau des aires pariétales, c'est-à-dire, au niveau de la voie dorsale. Puisque cette voie dorsale implique l’utilisation des copies d’efférences, il se pourrait, dans la logique de ce qui précède, que le dysfonctionnement se situe à nouveau au niveau des copies d’efférences et, en particulier, que le désengagement de l’attention nécessiterait l’action atténuante des copies d’efférences. En effet, dans l’hypothèse où l’allocation de l’attention est également à concevoir comme un mouvement du sujet, le retour que permettent les copies d’efférence, ne servirait pas seulement à l’appropriation du mouvement (« je choisis de donner mon attention à ceci ») mais aussi, grâce à leur potentiel d’inhibition ciblée, à la sélection des contenus de l’attention, c'est-à-dire au filtrage propre à l’attention. Comme pour la perception, ce mouvement parallèle d’appropriation et de sélection par l’inhibition, permettrait de vivre le monde comme un monde extérieur et non comme la menace d’une invasion – ce qui est précisément ce qui échoue chez Denis.

En ce qui concerne l’interprétation psychodynamique, elle implique le mécanisme générique de l’affaiblissement des processus secondaires dans la psychose, ce qui serait cohérent avec un problème au niveau de la voie dorsale si l’on admet une équivalence entre processus secondaire et voie dorsale. Plus particulièrement, Freud parle du rôle des informations de décharge des neurones ω, c'est-à-dire des indices de réalité, dans le mécanisme d’allocation de l’attention: « D'autre part, l'excitation des neurones ω peut servir de protection au système Ψ (….) en attirant l'attention de Ψ sur le fait de la présence ou de l’absence d’une perception. Nous admettrons alors que les neurones ⌉ ont été, à l’origine, anatomiquement reliés aux voies de conduction venant des divers organes sensoriels et que la décharge s’est trouvée dirigée à nouveau vers l’appareil moteur appartenant aux mêmes organes sensoriels. Ensuite, l’annonce de cette dernière décharge (je veux dirre l’annonce de l'attention réflexe) agit comme un signal biologique informant Ψ qu’une certaine quantité d'investissement doit être envoyée dans la même direction. ». En d’autres termes, les indices de réalité fonctionnent comme critère d’investissement des moyens mentaux, ce qui pointrait en effet – si l’on admet une équivalence entre les indices de réalité et les copies d’efférence – à nouveau vers l’hypothèse d’un dysfonctionnement au niveau des copies d’efférence.

Qui plus est, comme Hervé, Denis semble remplacer un mécanisme inconscient structurel d’inhibition par un mécanisme conscient mobilisant une énergie psychique importante pour restaurer un rapport supportable au monde. En l’occurrence, il s’agit de remplacer le mécanisme inconscient d’arrêt de l’allocation de l’attention par des moyens cognitifs conscients, c'est-à-dire la décision pleinement consciente d’arrêter l’attribution d’attention et de passer à autre chose. Il semble que selon les deux modèles (Freud, sensorimoteur) tant pour Hervé que pour Denis quelque chose de l’ordre d’un mécanisme d’inhibition soit manquant. Pour Denis comme pour Hervé cette défaillance de l’inhibition est mise en rapport avec la défaillance des processus secondaires d’un point de vue psychodynamique et des copies d’efférence d’un point de vue sensorimoteur.

Notes
624.

Voir également VAN De VIJVER G., BAZAN A., ROTTIERS F. & GILBERT J., Enactivisme et internalisme: de l’ontologie à la clinique, art. cité. Denis s’y trouve sous les initiales C.V.

625.

en Flamand « doodgewoon », c'est-à-dire « simples comme la mort ».

626.

FARAH M.J. (1995). Current issues in the neuropsychology of image generation. Neuropsychologia, 33, 1455-1471.

627.

JEANNEROD M. & JACOB P. (2005). Visual cognition: a new look at the two-visual systems model, art. cité., p. 310.