II.3.3.2 La distinction entre intérieur et extérieur

Blakemore et d'autres628 supposent que l’atténuation induite par les copies d’efférence permet de distinguer le stimulus externe non-prévisible de la stimulation auto-produite prévisible: cette atténuation est comprise dans une perspective d’économie des moyens attentionnels. La perception des mouvements du corps propre serait atténuée de manière à faire ressortir les sensations perceptuelles dues à des agents non-moi, auxquels il pourrait être stratégiquement plus important de prêter attention. D'autres629 s'étonnent ouvertement de la fonction d'une telle inhibition structurelle. Or, le cas d'Hervé permet peut-être aussi de se rendre compte de la nécessité de cette atténuation. En effet, lorsque la copie d'efférence est déficiente, non seulement le mouvement est non-atténué, mais en plus il est non-approprié. De plus, c'est précisément cette absence d'atténuation qui pourrait être aussi la cause de l'expérience d'invasion ou de pénétration des perceptions.

Nous proposons que l’organisation de la dynamique des copies d’efférence permet donc une autre catégorie de distinction interne-externe, qui est probablement plus fondamentale pour la constitution du psychique que l’attribution de l’agentivité, Il s'agit de la capacité d'un organisme à distinguer si une stimulation sensorielle spécifique (c’est-à-dire l’activation des cortex sensoriels de la vision, de l’audition, du toucher, du goût et de l’odorat) est due à une interaction effective avec le monde et qu’elle est donc informative de ce monde, ou si – comme il est fréquemment le cas – l’activation des substances sensitives sensorielles (c’est-à-dire des mêmes cortex sensoriels cités plus haut) est simplement due à une stimulation interne (la réviviscence d’un souvenir, l’hallucination, l’imagination, le désir) et est donc informative non pas de l’état du monde mais de l’organisme – ou, dans les termes l’Esquisse, l’organisme doit être capable de distinguer une perception d’un souvenir.

Mais il s’agit aussi de la distinction que Freud propose pour la substance sensitive dans Pulsion et destins des pulsions. Dans ce texte la question pour Freud est de savoir comment un substrat physiologique peut, à partir et à l’intérieur de certaines distinctions liées de façon intrinsèque à son fonctionnement, donner lieu à une organisation qui en émerge et qui s’y rapporte, mais qui en diffère néanmoins qualitativement en adoptant des distinctions propres, non réductibles et non compréhensibles en tant que telles au niveau physiologique. Pour Freud, la pulsion n’est ni purement physiologique, ni purement psychique, mais fait en quelque sorte le pont entre les deux. La pulsion, c’est ce qui tend vers le psychique à partir du physiologique, c’est un tenant lieu du physiologique pour le psychique. Le raisonnement adopté est le suivant: « Plaçons-nous dans la situation d'un être vivant qui se trouve dans une détresse presque totale, qui n'est pas encore orienté dans le monde et qui reçoit des excitations dans sa substance nerveuse. Cet être sera très rapidement en mesure d'effectuer une première distinction et de parvenir à une première orientation. D'une part, il sentira des excitations auxquelles il peut se soustraire par une action musculaire (fuite): ces excitations, il les met au compte d'un monde extérieur; mais, d'autre part, il sentira aussi des excitations contre lesquelles une telle action demeure vaine et qui conservent, malgré cette action, leur caractère de poussée constante; ces excitations sont l'indice d'un monde intérieur, la preuve des besoins pulsionnels. La substance perceptive de l'être vivant aura ainsi acquis, dans l'efficacité de son activité musculaire, un point d'appui pour séparer un “dehors” d'un “dedans”. »630. Il s'avère que l’enjeu des pulsions pour Freud est de saisir comment une substance sensitive est capable, à partir de « l'efficacité de son activité musculaire » de différencier entre un dehors et un dedans. C'est seulement à partir d'une telle capacité de différenciation que quelque chose de qualitativement différent, en l'occurrence quelque chose de l'ordre du psychique, peut émerger. En d’autres termes, du moment qu’une substance arrive à faire activement et explicitement la distinction entre un dedans et un dehors, du moment que cette substance n'est plus simplement dans ses mouvements, il ne s’agit déjà plus de la même substance. Il est important de souligner que l'argument utilisé par Freud est entièrement fondé dans le mouvement et l’expérience du mouvement, c'est-à-dire dans la marge de manœuvre qu’a la substance sensitive par rapport aux stimuli. La distinction entre intérieur et extérieur n’est pas établie de manière « externaliste », ce qui reviendrait à dire: puisque c’est externe, on peut y échapper, ou puisque c’est interne, on ne peut y échapper. Le raisonnement est exactement l’opposé: puisqu’on peut y échapper, le stimulus est externe, et puisqu’on ne peut y échapper, le stimulus est interne. Freud cherche à penser la possibilité de différencier entre intérieur et extérieur depuis l’intérieur d’une substance sensitive en mouvement. Le questionnement qui préoccupe Freud dans ce texte sur les pulsions reprend donc, après un intervalle de vingt ans, la même question qu’il s’était posée sous une forme légèrement différente, dans l’Esquisse , où il proposait une réponse, mécanique et physiologique, en partant du même principe de l’efficacité du mouvement, et en s’appuyant sur la recherche de von Helmholtz.

Freud propose alors, d’une part, dans son texte sur les pulsions, que c’est dans l’efficacité de ses mouvements que l’organisme trouve ce critère, d'autre part, dans l’Esquisseque ce sont les neurones ω qui fournissent ce critère. Pour une proposition de traduction en termes sensorimoteur de ces critères freudiens nous proposons d’envisager trois cas de figures.

Notes
628.

BLAKEMORE S.J., GOODBODY S.J. & WOLPERT D.M. (1998). Predicting the consequences of our own actions: the role of sensorimotor context estimation, art. cité; JEANNEROD M. & PACHERIE E. (2004). Agency, simulation and self-identification, art. cité.

629.

HAGGARD P. & WHITFORD B. (2004). Supplementary motor area provides an efferent signal for sensory suppression, art cite.

630.

FREUD S., Pulsions et destins des pulsions. Dans Métapsychologie, op. cit., pp. 14-1, italiques ajoutées.