II.3.3.3 La constitution du psychique

II.3.3.3.1 L’irruption intérieure

C'est par rapport à cette zone d'écart créé par le mouvement imparfait que nous situons le poids que peut acquérir une organisation psychique. Nous proposons que le mouvement induit par l’accroc de réalité soit un mouvement d'intériorisation: en effet, par rapport à cette partie de la réalité, l'efficacité de la motricité de l’organisme a failli, l’accroc n’a pas pu être repoussé, ce qui résulte en une partie d’atténuation somatosensorielle non résorbée. C'est cette non résorption qui serait alors constitutive d’une « intériorisation » de l’activation sensorielle concomitante. En même temps, l’activation somatosensorielle positive de l’accroc reste non atténuée, de façon à ce qu’il devrait logiquement y avoir un retentissement plus en avant de cette tension.

Revenons-en au fait que le processus secondaire, pour permettre l'action adéquate, doit aussi pouvoir arrêter la dispersion associative de l'activation – c'est-à-dire doit permettre une inhibitionciblée au niveau du processus primaire. Freud avait indiqué que c'est l'atténuation par la structure du moi qui permet l'installation d'un critère pour l'inhibition sélective ou non d'une action, nommément les indices de réalité. Il n'avait pas précisé le mécanisme de cette inhibition sélective. Dans le modèle proposé, il fait sens de penser l'inhibition ciblée par le biais des copies d'efférence comme une instanciation physiologique de la fonction d'inhibition spécifique qui caractérise le processus secondaire. Comme nous l'avons vu, l'émulation de l'action grâce aux copies d'efférence permet d'en atténuer le retour proprioceptif anticipé. Quand nous scannons l'environnement, cette atténuation permettrait l'effacement du mouvement de balayage des yeux, qui n'est en soi peut-être pas très intéressant. Hervé semble être le plus gêné par les mouvements subits de l'environnement. Admettons pour l'instant l'hypothèse que ces mouvements subits invalident pour Hervé l'emploi correct des copies d'efférence. Nous avons proposé que cette hypothèse permet de comprendre la sensation de pincement ou de pétillement de la rétine (due à un mouvement de poursuite de la cible non attenué de l’œil), rapporté par Hervé, ainsi que les mouvements physiques de « balayage » substitutifs qu'il impose. Il y a encore un aspect non-résolu du vécu d'Hervé, notamment la prolifération, à la suite de cette intrusion perceptuelle, d'images mentales sur un mode associatif et pulsionnel, qu'il appelle « les pensées indésirables ». Un clinicien reconnaîtra probablement les images décrites par Hervé comme semblant sortir tout droit de son inconscient, en accord avec l'hypothèse freudienne que dans la condition psychotique, l'inconscient est à découvert. Cette prolifération d'images mentales suggère l'investissement forcené du sujet à identifier, c'est-à-dire à signifier grâce à des contenus stockés, l'objet intrusif qui s'impose, fût-ce donc sur un mode hallucinatoire. C'est-à-dire que le sujet, par la loi dynamique du processus primaire de recherche d'« identité de perception », cherche à contrebalancer l’irruption violente extérieurement imposée par un investissement mental égal.

Cliniquement, de façon générale, nous voyons que quand il y a eu intrusion ou défaillance du « refoulement », un travail d’interprétation tout azimut se mobilise en réponse à cette activation positive dont l'insistance sera proportionnelle à la résistance de l'accroc à se faire appréhender de manière anticipative. Ce travail cherchera à identifier le stimulus, à lui présenter un contrepoids psychique, en le mettant en rapport avec une palette de contenus présents en mémoire – c’est-à-dire que c’est l’accroc qui incite à une activation psychique à proprement parler633. Il pourrait donc s’agir précisément de la façon dont les processus primaires, qui tentent de trouver une identité de perception, sont désinhibés sélectivement. En effet, de toute l’activation sensorielle élicitée par le mouvement de l’organisme dans le monde, ne retentit plus que celle correspondant à l’activation non atténuée de l’accroc. Par le biais de l’atténuation, la part anticipée du mouvement ne porte plus à conséquence, puisque cette atténuation permet l’arrêt de la propagation plus en avant de l’activation. En termes sensorimoteurs, ne reste de ce filtrage néocortical que l’activation qui ne pouvait être anticipée par la modélisation dorsale de l’action et qui ouvre une béance dans son inhibition de l’activité d’identification de la voie ventrale. Ce serait alors de cette façon que les indices de réalités, correspondant aux copies d’efférence, permettraient l’inhibition ciblée qui caractérise le processus secondaire. C’est-à-dire que cette organisation dynamique permettrait un engagement sélectif ou prioritaire de l’activité interprétative de l’organisme par rapport à la réalité pour autant qu'elle est non-anticipée ou contingente – et permettrait surtout d’éviter un engagement de cette activité interprétative tout azimut ou sans discernement par rapport à la totalité des informations sensorielles entrantes634.

Tableau 6: Quelques convergences proposées entre le modèle de Freud et le modèle sensorimoteur

La non-atténuation de l'envahissement perceptuel par l'objet en mouvement mènerait donc non seulement à une expérience d'intrusion mais aurait aussi comme conséquence la libération – c'est-à-dire la non-inhibition – d'un processus primaire associatif et hallucinatoire à partir de cet objet. Il est donc suggéré que le rôle inhibiteur de l'émulation à partir des copies d'efférence ne se limite pas à l'atténuation directe d'un retour perceptuel, mais aussi à l'inhibition des chaînes associatives susceptibles d'être activées à partir de ce retour perceptuel. C'est ainsi que l'inhibition ciblée par le biais des copies d'efférence pourrait se comprendre, au niveau psychique, comme une instanciation physiologique de la fonction d'inhibition spécifique qui caractérise le processus secondaire .

Notes
633.

Pour qu'une tension vitale se fasse intention mentale ou psychique, il faut prendre en compte le rôle constitutif du prochain, c'est-à-dire, sa puissance d'appel et la dialectique sociale complexe dont il fait partie. En particulier, le travail d'interprétation sera nourri d'un apport externe essentiel dans la survie de l'humain, et ceci à divers niveaux d'organisation et à travers divers mécanismes. Il a en tant que tel un rôle constitutif pour l'organisation psychique de l’enfant, et occupe pour cette raison à la fois la place d'objet d'amour et celui d'objet hostile. Ce rôle constitutif du prochain peut expliquer pourquoi le psychique est d'ordre intrinsèquement social, et implique une interruption structurelle d'avec les processus physiologiques. C'est foncièrement ce vers quoi Freud pointe dans l'Esquisse, lorsqu'il dit que le prochain est la source de tous les motifs moraux. Pour une description des complexes en jeu, voir aussi LACAN J. (1938/2001). Les complexes familiaux dans la formation de l'individu. Dans Autres Ecrits, Paris, Seuil, 23-84.

634.

Il s’agit en même temps d’une description mécanique permettant d’expliquer la focalisation de l’attentionsur une partie restreinte du champ d’observation, notamment la partie la plus surprenante puisque non anticipée.