II.4 Dynamiques de l’Action Linguistique

II.4.1 L’Action Linguistique

Le langage est action. Qu’il soit parlé, entendu ou imaginé, c’est essentiellement un événement moteur. Cette idée paraîtra évidente dans le fait de parler, qui implique en effet la combinaison d’actions discrètes, ou de gestes, de six articulateurs fonctionnellement indépendants: les lèvres, l’apex, le dos et la racine de la langue, le velum et le larynx635. Un acte d’énonciation est une configuration particulière de ces articulateurs qui produit un phonème spécifique. La motricité de la parole est donc organisée par segments, mais le segment de phonèmes n’en est pas le seul type d’organisation. Selon le linguiste Studdert-Kennedy, chez l’enfant, c’est le mot dans son ensemble — dit mot holistique — qui est l’unité initiale d’action linguistique menant à l’émergence de segments plus fins dans le développement du langage636. Au début, les phonèmes qui composent le mot ne sont pas perçus comme indépendants. L’enfant ne dispose donc pas à ce stade de son apprentissage de ces phonèmes ou gestes articulatoires pour les utiliser dans une série illimitée d’autres contextes637. Les gestes indépendants émergent automatiquement au contact de la langue, à force de trier les mots phonétiquement similaires. Les linguistes Davis et MacNeilage pensent ainsi que la syllabe (ou frame, cadre, structure) est un fondement précoce de la structuration de la parole638. D’un point de vue articulatoire, la syllabe est caractérisée par l’ouverture et la fermeture de la mandibule. Dans ce sens, les syllabes trouveraient leur origine dans les cycles de l’oscillation mandibulaire correspondant à l’ingestion. Elles seraient associées phylogénétiquement (et physiologiquement) aux actions de mâcher, de sucer et de lécher, qui auraient pris une nouvelle signification dans la communication à travers les claquements des dents, des lèvres et de la langue639.

Mais la perception du langage implique également la motricité, puisque l’accès à la dimension linguistique du signal auditif reçu requiert la mobilisation du système moteur propre comme nous l’avons déjà souligné640. Il en va de même dans le cas où la parole est imaginée sans être effectivement produite. Plusieurs études ont mis en évidence qu’il y a une activation de l’aire de Broca même pour des tâches expérimentales linguistiques qui ne passent pas par l’énonciation vocale641. Comme le suggère le chercheur Demonet, lors de ces tâches «des processus de traduction sensorimotrice entrent en action comme ils le font également dans d’autres phénomènes psychologiques tels que […] la parole intérieure, la boucle articulatoire de la mémoire de travail, ou les stratégies motrices adoptées par les enfants durant la période de l’acquisition du langage» 642. La parole intérieure (inner speech) ainsi que l’imagerie verbale auditive chez le sujet normal correspondent en effet à une activation de l’aire de Broca643. D’autres études démontrent que l’hallucination auditive chez le psychotique relève d’une énonciation subvocale644, comme si le sujet produisait effectivement une parole tout en se trompant dans l’attribution de son origine645. L’activité cérébrale enregistrée durant ces hallucinations verbales est en outre similaire à celle observée dans la production de la parole intérieure et de l’imagerie verbale auditive chez le sujet normal646.

Notes
635.

STUDDERT-KENNEDY M. (2000). Imitation and the Emergence of Segments. Phonetica, 57, 2-4.

636.

STUDDERT-KENNEDY M. (1991). Language development from an evolutionary perspective. Dans Biological and behavioral determinants of language development, dir. Norman A. Krasnegor et al., Hillsdale (NJ), Erlbaum, 5-28; STUDDERT-KENNEDY M. & GOODELL E. (1995). Gestures, features and segments in early child speech. Dans Speech and reading: a comparative approach, dir.B. de Gelder et J. Morais, East Sussex, Erlbaum, 65-85.

637.

STUDDERT-KENNEDY M. (2000). art. cité.

638.

DAVIS B. & MACNEILAGE P. (1995). The articulatory basis of babbling. Journal of Speech and Hearing Research, 38, 1199-1211.

639.

MACNEILAGE P.F. (1998). The frame/content theory of evolution of speech production. Behavioral and Brain Sciences, 21, 499-511.

640.

Voir LIBERMAN A.M. & MATTINGLY I.G. (1985). The motor theory of speech perception revised. Cognition, 21, 1-36 et RIZZOLATTI G. & ARBIB M.A. (1998). Language within our grasp. Trends in Neuroscience, 21, 188-194.

641.

Par exemple, FRIEDMAN L., KENNY J.T., WISE A.L., WU D., STUVE T.A. & MILLER D.A., JESBERGER J.A. & LEWIN J.B. (1998). Brain activation during silent word generation evaluated with functional mri. Brain and Language, 64, 231-256; RYDING E., BRADVIK B. & INGVAR D.H. (1996). Silent speech activates prefrontal cortical regions asymmetrically, as well as speech-related areas in the dominant hemisphere. Brain and Language, 52, 435-451; WISE R., CHOLLET F., HADAR U., FRISTON K., HOFFNER E. & FRACKOWIAK R. (1991). Distribution of cortical neural networks involved in word comprehension and word retrieval. Brain, 114, 1803-1817.

642.

DEMONET J.F., WISE R. & FRACKOWIAK R.S.J. (1993). Language functions explored in normal subjects by positron emission tomography: a critical review. Human Brain Mapping, 1, 44.

643.

MCGUIRE P.K., SILBERSWEIG D.A., MURRAY R.M., DAVID A.S., FRACKOWIAK R.S.J. & FRITH C.D. (1996). Functional anatomy of inner speech and auditory verbal imagery. Psychological Medicine, 26, 29-38.

644.

GREEN M.F. & PRESTON M. (1981). Reinforcement of vocal correlates of auditory feedback: a case study. British Journal Of Psychiatry, 139, 204-208; BICK P.A. & KINSBOURNE M. (1987). Auditory hallucinations and subvocal speech in schizophrenic patients. American Journal of Psychiatry, 144, 222-225; LIDDLE P.F., FRISTON K.J., FRITH C.D., JONES T., HIRSCH S.R. & FRACKOWIAK R.S.J. (1992).Patterns of regional cerebral blood flow in schizophrenia. British Journal of Psychiatry, 160, 179-186.

645.

Par exemple DAVID A.S. (1994). The neuropsychological origin of auditory hallucinations. Dans The neuropsychology of schizophrenia, dir. A. S. David et J. C. Cutting, Hove, Lawrence Erlbaum, 269-313.

646.

CLEGHORN J.M., FRANCO S., SZETCHTMAN B., KAPLAN R.D., SZETCHTMAN H., BROWN G.M., NAHMIAS C. & GARNETT E.S. (1992). Towards a brain map of auditory hallucinations. American Journal of Psychiatry, 149, 1062-1069; MCGUIRE P.K., SHAH G.M.S., & MURRAY R.M. (1993). Increased blood flow in broca’s area during auditory hallucinations in schizophrenia. Lancet, 342, 703-706; SILBERSWEIG D.A., STERN E., FRITH C.D., CAHILL C., HOLMES A., GROOTOONK S., SEEWARD J., MCKENNA P., CHUA S.E., SCHNOOR L., JONES T. & FRACKOWIAK R.S.J. (1995). A functional neuroanatomy of hallucinations in schizophrenia. Nature, 378, 176-179.