II.4.1.1.2 Zacarie

Le cas clinique suivant montre bien les caractéristiques du langage sur le mode du processus primaire. Nous rapportons le cas d’un patient psychotique, que nous avons suivi pendant deux ans au centre psychiatrique de Beernem. Zacarie est un homme de cinquante ans qui a fait l’objet d’un diagnostic de schizophrénie paranoïde. Il est le troisième enfant d’une fratrie de six, dont seul lui et son frère aîné sont nés en Afrique. Quand il a trois ans, la famille quitte précipitamment le pays pour rejoindre la Belgique. Il ne lui reste plus aucun souvenir de cette petite enfance, à l’exception de, comme il dit, quelques flashs et des « idées noires » – apparemment associées à un gout pour les femmes noires et pour le Français. Le père aurait été à la tête d’une entreprise pharmaceutique en Afrique et a repris une pratique vétérinaire en Flandres. Après une enfance qu’il dit fantastique, une scolarité très moyenne, mais sommes toutes sans problèmes apparents, et un service militaire accompli sans particularités, c’est vers l’âge de vingt ans qu’il semble d’abord vraiment se heurter à la vie. Aucune tentative de formation, d’emploi ou de relation n’aboutit et il s’adonne à la guindaille, à la drogue (par injection) et à l’oisiveté. Vers 26 ans, les premières hospitalisations sont rapportées. Il accuse sa famille – en particulier, sa mère et ses sœurs – de vouloir l’empoisonner. À 33 ans, il est admis au centre psychiatrique, qu’il ne quittera alors plus jusqu’à ce jour. À 40 ans, il est présent lorsque son père meurt à l’hôpital.

Le poison, la pharmacopée, les intraveineuses, les transfusions de sang, l’empoisonnement et l’euthanasie constituent les éléments constants de sa construction délirante. Il accuse son entourage de tentatives d’empoisonnement envers lui; il s’est d’ailleurs résigné à cette évidence et désire une euthanasie, de préférence par transfusion sanguine avec du sang animal. Mon travail d’accompagnement655 est surtout un travail d’écoute, pendant laquelle j’essaye de m’accrocher aux virages que peuvent prendre ses associations. Je l’arrête parfois pour lui demander des éclaircissements par rapport à certaines connexions. Les fragments présentés sont originalement en flamand et les jeux de mots, ayant souvent trait au langage littéral, sont difficiles à traduire. Nous proposons donc tant les versions originales que les traductions.

Souvent, lorsqu’il essaie de communiquer dans un état de grande tension nerveuse, Zacarie se trouve pris dans les rets du langage. Il en est alors réduit à sauter d’un mot à l’autre suivant leurs similarités phonétiques ou leur contiguïté dans des expressions ou des mots composés courants. Son discours s’empêtre dans des toiles d’associations métonymiques où il est parfois difficile de distinguer les intentions premières qui l’ont amené à prendre la parole. Aussi, il n’est pas rare qu’il frappe à ma porte, visiblement tendu et avec l’intention de me dire quelque chose. Mais comme le visage reste crispé, la bouche ouverte, les mains gesticulantes puis soudain immobiles, je lui tends parfois un premier mot en essayant de deviner son inquiétude. Ce premier mot est fréquemment suivi d’une dénégation: «Non, ce n’est pas ça…», mais la machine est mise en marche et bien que mon mot soit démenti, c’est à partir de lui que vont se faire les associations et les raccords de son discours. Une chaîne d’associations mène ainsi à une autre qui semble sans rapport avec le point de départ. Inutile de dire qu’il est pénible de voir comment Zacarie, entraîné par la machine linguistique, se débat en s’adressant à moi pour faire dire aux mots au moins quelque chose de son intention première de communication.

À l’occasion d’une visite, le docteur lui avait exprimé son espoir que sa prochaine sortie pourra effectivement avoir lieu, ce qui se dit « doorgaan » en flamand. Ce mot « doorgaan 656» avait mis Zacarie en désarroi. Il ne comprenait pas ce propos du médecin, qui laissait aussi entrevoir la possibilité que la sortie n’ait pas lieu. Il y entendait une mauvaise intention, qui pour lui était claire ou même prouvée par le choix de son mot. « Doorgaan », en effet explique-t-il, se décompose en « door » et « gaan ». « Door », qui signifie « à travers », est l’inverse de « rood », ce qui signifie « rouge » et rouge est la couleur du sang. « Rood. In vain. », dit-il (« dans les veines » en anglais, avec la connotation « in vain », « en vain »). « Door hart », reprend-il, ce qui signifie « à travers le cœur » et il précise « steek door mijn hart » (« coup dans mon cœur »). Il ajoute que la deuxième partie du mot « gaan » signifie « partir ». « Gaan » rime avec « aan ». « Zet maar aan », dit-il, ce qui signifie « Va-t-en ». « Aan » est l’inverse de « naa » qui donne « naald », ce qui veut dire « seringue ». « Une seringue rouge », finit-il en conclusion du mot du docteur, et puis: « Qu’on me donne une injection et qu’on me mette en cellule. ». Un autre jour, l’emploi de ce mot « doorgaan » (avoir lieu) par le clinicien était pour lui une allusion indéniable à un intention d’empoisonnement, puisque ce mot inversé fait référence à l’expression « rode nagel » (« ongle rouge »). L’ongle rouge renvoie à un thème du délire, notamment le fait qu’un ongle sur lequel on a exercé une pression reprend sa couleur rouge, sauf en cas d’intoxication657.

Voici encore un extrait, et sa traduction approximative, d’une conversation qui a lieu en flamand. Une membre de l’équipe lui avait demandé si elle allait manquer à Zacarie (lors de son absence prolongée anticipée). Il avait répondu:

‘« Missen is wissen is wis is wijs is wegwijs
Manquer c’est effacer c’est certainement c’est sage c’est orienté’

[Le mot « missen » renvoie à « wissen » du fait que la lettre « w » est un « m » retourné; « wissen », « wis » et « wijs » se renvoient réciproquement du fait de leur contiguïtés phonologiques et « wijs » renvoie à « wegwijs » sur un mode métonymique.]

‘weg (is gew) is gewapend
parti (c’est ‘gew’) c’est armé’

[Le mot « weg » renvoie au mot « gewapend » par l’intermédiaire (non dit) de « gew » qui est phonologiquement l’inverse de « weg » et la première syllabe de « gewapend »]

‘gewapend (is weg) (is vaarwel) is vaarweg
armé (c’est parti) (c’est adieu) c’est navigue-t-en’

[Le mot « gewapend » renvoie au mot « vaarweg » par les intermédiaires (non dits) de « weg », l’inverse de la première syllabe « gew », dont il fait un mot composé « vaarweg », qui n’existe pas mais qui est proche tant en son qu’en sens du mot existant « vaarwel », qui veut dire « adieu »]

‘is weg is weg in ’t hoofd
c’est parti c’est parti dans la tête
hij is weg in ’t hoofd »
il n’a plus sa tête’

Voici un extrait d’une session sur un mode métonymique plutôt qu’allitératif et plus facile à suivre en traduction658:

‘« Je parle comme un boy cow,
La vache sacrée, une vérité comme une vache, la sacrée vérité.
On ne peut connaître la vérité en tournant autour du pot,
Plus on tourne autour du pot, plus ça pue.
Si ton opposant a pigé que tu tournes autour du pot, alors tu tournes de droite à gauche. Le docteur est très bon pour ça.
Si tu parles normalement, tu es normal, tu voles en taule [« nor » en flamand].
Si tu fais l’anormal, on te dit « tu es anormal » et on te lâche.
« Comment vas-tu ? » Quand ça va bien, c’est raisonnable, quand ça va moins bien, c’est mieux. « Ça s’est amélioré ? ». Ne jamais dire « amélioré », toujours dire « mieux », parce que sinon….
Sinon t’es en train de mordre des petits poissons. Du poisson comme de la salade de crabe [« krabsla » en flamand avec « krab » comme dans « crapule »] et ces choses là. Petites crapules.
Un homme parmi les milliers est une crapule, un qui se bat pour sa peau. Parfois qui se bat et qui lutte.
Y a des jours où je dois penser à mon passé, à mon père qui…
Je ne peux pas me laisser aller, je dois continuer à lutter, lutter pour réaliser quelque chose.
Droite, gauche, en avant, en arrière, dessus, dessous, parti et revenu.
Ni parti ni là.
Une torture, un supplice
Que j’ai subi fréquemment dans ma vie. »’

Ce fragment montre comment les associations organisent la parole et prennent le pas sur le déroulement logique d’une intention de parole. Les associations se font en fonction de similarités tant phonologiques que sémantiques et métonymiques. L’intention qui tente d’animer la parole n’est que très indirectement saisissable. Il s’agit peut-être d’une accusation d’hypocrisie et de duplicité portée contre l’autre, d’une protestation contre l’étiquette d’anormalité que lui a donnée l’institution, mais aussi du témoignage de la souffrance psychique et, en particulier, d’une référence au père comme point d’appui pour affronter la vie avec aplomb. Ces thèmes importants ne sont évoqués que par allusion et le sujet n’arrive (presque) pas à formuler directement sa position à leur égard.

Voici d’autres exemples où l’on voit que l’action linguistique s’effectue sur le mode du processus primaire. Zacrie évoque « la sagesse de la fille » (en flamand, « de wijsheid van het meisje ») pour indiquer le fait que la femme possède « une façon d’être armée de manière rusée et raffinée » (« een richting van gewapend te zijn op een geslepen, geraffineerde manier »). Cette allusion serait une conséquence logique des associations suivantes: « meisje » (« fille ») est associé à « wijs » (« sage ») parce que les deux mots possèdent les mêmes phonèmes mais dans un ordre inverse; de plus, graphiquement, la lettre « m » n’est autre que la lettre « w » inversée. Comme on l’a vu, le mot « wijs » (« sage ») renvoie ensuite à « weg » (« parti ») puis à « gew-apend » (« armé »). Comme on le remarque, les associations de Zacarçe sont souvent des séquences phonologiques inversées. Dans son système personnel, quand il dit: « J’espère qu’il y a un dromadaire », il faut comprendre: « J’espère qu’il y a un assassin. ». Il présume alors que l’allusion de « dromedaris » (« dromadaire ») au mot inverse « moordenaars » (« assassins ») est évidente pour tout le monde. De la même manière, un infirmier lui dit: «Tu ne dois plus venir», cela signifie pour lui clairement: «Tu ne dois plus aller chez les petites femmes», parce que la phonologie de « komen » (« venir ») est approximativement l’inverse de « mokken », un mot de dialecte flamand qui désigne les «petites femmes».

Dans ce « langage primaire » mis à nu, les phrases se décomposent en mots et les mots en phonèmes. Ces mots ou ces phonèmes captent alors à tel point l’attention qu’ils investissent tout l’espace mental et deviennent matière à de nouvelles chaînes associatives qui forcent à abandonner l’intention première de la prise de parole. En ce sens, la souffrance de Zacarie est son incapacité d’arrêter le mouvement associatif. Il ne peut arrêter une phrase comme on arrête une définition. Sa souffrance, en d’autres termes, est due à son manque de capacité inhibitrice, à sa difficulté de faire une coupure. Zacarie témoigne directement de cette impossibilité: un jour, en séance, alors qu’il semblait particulièrement empêtré dans les rets du langage, il prit sa tête dans ses mains et, soupirant de façon désespérée, formula cette plainte: « Martel dans ma tête, des chiffres et des lettres dans ma tête, des chiffres et des lettres retournés, je n’arrive pas à arrêter ça, tout tourne et se retourne, lettres, mots, chiffres, ça m’angoisse beaucoup. »659 (23.01.2006).

Les propos des chercheurs en psycholinguistique, cités plus haut, rejoignent donc les observations cliniques: ce qui gouverne l’activité de parole chez Zacarie suit une dynamique sur un mode associatif où l’intention première de la prise de parole a souvent du mal à percer. Les mots renvoient à d’autres mots sur base de similarités phonologiques, graphiques, de rimes, de contiguïtés dans des expressions ou des mots composés courants, mais aussi de synonymie et d’antinomie etc. Ce type de langage là, gouverné par une dynamique associative du « tout azimut », est un langage sur le mode du processus primaire660. Selon le modèle psychanalytique, le processus primaire impose sa logique organisatrice dans la psychose, alors que dans la névrose c’est le processus secondaire qui, d’ordinaire, gouverne l’organisation psychique. Comme on le verra, ce processus secondaire permet un langage de type symbolique, qui se caractérise du fait que l’intention de l’action linguistique gouverne son organisation661. Ceci permet une inhibition des tendances associatives en faveur d’un emploi contextuellement – ou socialement – adapté des mots. Alors que l’intention est donnée de façon directe dans la parole du névrosé (avec le plein emploi de la forme grammaticale « je [verbe] »), l’intention est donnée de façon allusive dans la parole du psychotique.

Notes
655.

Pendant ces deux années Zacarie a évolué d’un mode de vie plutôt dépressif et apathique à un mode de vie dynamique et actif. Il s’est d’abord mis à rassembler de la musique, puis s’est engagé dans un ensemble musical où il chante. Il a maintenant des représentations régulières en Flandres et au-delà. Ce qu’il a rapporté comme vécu subjectif en session, par ailleurs, a été invariablement sur le mode d’une plainte, d’une accusation de ce que du tort lui soit fait, lui a été fait et lui sera fait.

656.

proche en consonance de « doodgaan » (« mourir ») et proche en signification de « mourir » par une autre signification du mot « doorgaan » qui est « partir ».

657.

Tous les témoignages repris ici datent de la période entre le 26.09.2005 et le 16.01.2006.

658.

Voici la version originale:
« Ik spreek als een boy cow,
de heilige koe, waarheid als een koe,
de heilige waarheid.
Ge kunt de waarheid weten door rond te pot te draaien,
maar hoe meer ge rond de pot draait, hoe meer dat het stinkt.
Als uw tegenstander door heeft dat ge rond de pot draait, dan draait ge van rechts naar links. De dokter is vree slim daarin.
Als ge normaal spreekt, dan zijt ge normaal, dan vliegt ge in de nor.
Als ge abnormaal doet, dan zeggen ze ‘ge zijt abnormaal’ en loopt ge los.
‘Hoe is ‘t?’ [vragen ze]. Als ‘t goed is, is ‘t redelijk, als ‘t minder goed is, is ‘t beter.‘Is ‘t verbeterd?’ [vragen ze]. Nooit verbeterd zeggen, alleen beter, want anders …
dan zijt ge visjes aan ‘t bijten. Vis zoals krabsalade en al zo’n dingen. Crapuultjes.
Een man uit de duizend is een crapuul, één die vecht voor zijn vel. Soms die vecht en strijdt.
Sommige dagen moet ik denken aan mijn verleden, aan mij vader die…
Ik mag me niet laten gaan, ik moet blijven strijden, strijden om iets te bereiken.
Links, rechts, voorwaarts, achterwaarts, op en neer, weg en weer.
Niet weg en niet te zien.
Een foltering, een marteling
die ik veel in mijn leven heb meegemaakt. »

659.

Version originale en Flamand: «2006)ériode. Il s’agit (saleireté/impossibilité d'tant en une perception de type hallucinatoire253253253253253253253253253253253253253253253253253253253253253253253253253Muizenissen in mijn kop, cijfers en letters in mijn kop, omgedraaide cijfers en letters, ik kan dat niet stilleggen, alles draait en keert, letters, woorden, cijfers, dat geeft me een zware stress.».

660.

voir aussi BAZAN A. (2006). Primary process language. art.cité.

661.

voir aussi BAZAN A. (2007). Des fantômes dans la voix. op. cit.