II.4.1.1.3 Le « langage primaire » de la névrose

Le sujet psychotique, au moment où sa psychose se déchaîne, dévoile le tissu d’un langage primaire dont nous soupçonnons la présence continuelle en arrière-fond chez tout individu non psychotique en relation à l’autre. Le langage du processus primaire est conçu comme un tissu de fragments linguistiques reliés par association sémantique, phonologique ou même graphémique, et sans organisation grammaticale. Dans les interactions de type névrotique, ce langage serait le champ d’action de l’inconscient. En arrière-fond des échanges avec les autres se déploierait une activité linguistique qui n’a pas accès directement à l’énonciation, mais qui trouve parfois tout de même le moyen de se faire entendre dans le langage consciemment maîtrisé. Elle s’affirmerait alors à travers le choix de mots et d’expressions, ou à travers certaines lectures dans l’écoute, ou tout simplement en prenant momentanément en main le discours, par exemple dans le lapsus ou le malentendu. Comme une même idée peut se dire d’un nombre infini de façons, il peut paraître étonnant qu’on en arrive, malgré toutes les combinaisons possibles, à la fluidité normale de la parole. Ce paradoxe pourrait s’expliquer dès lors qu’on envisage que l’arrière-fond du tissu linguistique primaire restreint la liberté de parole en établissant des préférences pour certains mots, phonèmes et expressions et en favorisant ainsi leur emploi. Le clinicien est précisément à l’écoute de cette restriction de parole et notera les fragments phonémiques qui se répètent dans le discours du sujet.

Reprenons à ce sujet le propos éloquent de Freud: « Le déterminisme plus profond qui préside à l'expression de nos pensées par la parole ou par l'écriture mériterait également une étude sérieuse. On se croit en général libre de choisir les mots et les images pour exprimer ses idées. Mais une observation plus attentive montre que ce sont souvent des considérations étrangères aux idées qui décident de ce choix et que la forme dans laquelle nous coulons nos idées révèle souvent un sens plus profond, dont nous ne nous rendons pas compte nous-mêmes. Les images et les manières de parler dont une personne se sert de préfé­rence sont loin d'être indifférentes, lorsqu'il s'agit de se former un jugement sur cette personne; certaines de ces images et manières de parler sont souvent des allusions à des sujets qui, tout en restant à l'arrière-plan, exercent une influence puissante sur celui qui parle. Je connais quelqu'un qui, à une certaine époque, se servait à chaque instant, même dans des conversations abstraites, de l'expression suivante: « Lorsque quelque chose traverse tout à coup la tète de quelqu'un. » Or, je savais que celui qui parlait ainsi avait reçu, peu de temps auparavant, la nouvelle qu'un projectile russe avait traversé d'avant en arrière le bonnet de campagne que son fils, soldat combattant, avait sur la tête. »662.

L’action inconsciente, de ce point de vue, n’a donc pas lieu sur une autre scène que l’action consciente; elle n’est pas réservée à l’obscurité de la nuit ou à la détresse psychique: il s’agit d’une autre scène sur scène. L’action inconsciente a lieu en continu, parallèlement à l’action consciente. Dans ce sens, elle est semblable à la « lettre volée » de la nouvelle du même nom d’Edgar Allan Poe. Dans cette histoire, une lettre a été dérobée par un ministre. La police déploie les méthodes d’investigation scientifique les plus poussées pour retrouver la lettre dans la maison du ministre — analysant au microscope tapis, fauteuils, cadres, intérieurs des chaises, etc. —, en vain. Pourtant la lettre est là à la vue de tous: le ministre l’avait laissée sur son bureau, froissée, tachée, largement déchirée et marqué d’un sceau (un label!) différent de celui que la lettre recherchée était censée porter. De la même façon, l’inconscient est là, il est audible tout comme la lettre volée est perceptible à l’œil nu, mais il ne porte pas les sceaux grammaticaux — ou les labels lexicaux — sous lesquels on l’attend: il se révèle dans le son des mots, le choix des expressions, les tournures de phrases, les dénis, les projections, les répétitions, les goûts et les dégoûts. Il est souvent froissé et déchiré, mais néanmoins reconnaissable pour ceux qui savent l’entendre.

Un autre conte peut rendre compte de la voix de l’inconscient. L’inconscient a un langage « clandestin »: il se sert de la polysémie phonologique du langage pour dire. Il n’a pas dans la névrose d’accès direct à la voix, mais peut toutefois se faire entendre par un chemin dérobé en jouant sur l’ambiguïté des mots, la construction des phrases et en déplaçant la césure dans le rythme de la parole. Dans ce sens, il rappelle la nymphe Echo des Métamorphoses d’Ovide:

‘Narcisse: Est-ce qu’il y a quelqu’un?
Echo: Il y a quelqu’un…
Narcisse: Viens!
Echo: Viens!
Narcisse: Laissez-moi vous voir!
Echo: Vous voir!
Narcisse: Réunissons-nous…
Echo:Unissons-nous!

Echo est amoureuse du beau Narcisse mais, dépourvue de voix propre, elle ne peut déclarer son amour. Pourtant elle parvient à dire quelque chose. En effet, Echo répète, mais pas tout663. Ovide dit dans la troisième métamorphose qu’ « elle reprend les derniers sons émis par la voix et rapporte les mots entendus ». De la contrainte, toutefois, naît une puissance: Echo altère et déconstruit le sens des paroles qu’elle répète. C’est ainsi qu’elle pourchasse le jeune homme tel un prédateur sa proie, « prête à guetter les sons auxquels elle pourra répondre par des paroles », et parvient à troubler Narcisse par ces « réponses » qui l’égarent. Elle est tellement charmée elle-même de ce qu’elle dit, qu’elle sort de la forêt et veut jeter ses bras autour de son cou. Narcisse, cependant, la repousse et s’écrie: « Ne croyez pas que je vous aime… ». La nymphe répète ces derniers mots: « Je vous aime… ». De la répétition et de la fragmentation de l’entendu surgit l’inattendu tant espéré. Mais à peine la nymphe a-t-elle révélé son identité que Narcisse la rejette. Elle s’étiole, devient un corps creux, sonore, une cavité osseuse d’où ne sort plus qu’une voix inlocalisable. Elle perd alors sa forme charnelle, mais révèle la force cachée de la langue, de la puissance de métamorphose de la langue elle-même. Cette voix inlocalisable est aussi le « ça parle » de Lacan: « Le sujet, donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui et c’est là qu’il s’appréhende. » 664. L’inconscient, cette voix inlocalisable, cet autre lieu ou autre scène, est, comme la nymphe Echo, littéralement à l’affût de « sons auxquels il pourra répondre par des paroles », prêt à faire trébucher celui qui parle sur ses propres mots, prêt à l’effrayer par la révélation de sa vérité.

Notes
662.

FREUD S. (1901/1953). Psychopathologie de la vie quotidienne, op. cit., p. 239. Ou, encore, dans le cas Dora: « Il y a dans la vie beaucoup de ce symbolisme, à côté duquel nous passons sans y prêter attention. Quand je m'imposai de ramener au jour tout ce que les hommes cachent, sans utiliser pour ce faire la contrainte qu'exerce l'hypnose et en me servant simplement de ce qu'ils disent et laissent entrevoir, je croyais cette tâche plus malaisée qu'elle n'est réellement. Celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre constate que les mortels ne peuvent cacher aucun secret. Celui dont les lèvres se taisent bavarde avec le bout des doigts; il se trahit par tous les pores. C'est pourquoi la tâche de rendre conscientes les parties les plus dissimulées de l'âme est parfaitement réalisable. ». FREUD S. (1919/1954). Cinq psychanalyses, op. cit., Paris, PUF, p. 57.

663.

Les commentaires que je fais de cette fable sont repris de HUGLO M.-P. (décembre 2001). Du palimpseste à l’écho. Un homme qui dort de Georges Perec. Le Cabinet d’amateur, <http://www.cabinetperec.org/articles/ huglo/>.

664.

LACAN J. (1964/1999). Position de l’inconscient, op. cit., p. 315.