II.4.1.2.2 Un langage positionnel

Ensuite, ce serait précisément la capacité de distinction spatiale de la voie dorsale qui permettrait le maniement d’un langage positionnel, c’est-à-dire l’émergence d’un langage de type symbolique. Plusieurs modèles linguistiques ont d’ailleurs déjà fait état de la convergence entre les capacités syntactiques et les capacités spatiales665. La vocalisation à part entière serait une évolution secondaire d’un langage de gestes manuels accompagné de gestes orofaciaux, tels les claquements de dents, de lèvres et de la langue. Dans cette perspective, la structuration d’une phrase, par exemple, peut être considérée comme une gestuelle mettant en rapport le corps avec l’espace extérieur. Parmi ceux qui soutiennent que la grammaire est essentiellement spatiale, les linguistes Lakoff et Deane croient en particulier que la structure d’une phrase requiert un cadre référentiel qui s’étend dans un espace au moins bidimensionnel666. Deane définit la grammaire comme un système de « structures abstraites ancrées dans l’expérience corporelle immédiate des objets physiques»667 . Les linguistes Landau et Jackendoff considèrent quant à eux que le langage spatial (par exemple, l’emploi de prépositions telles que sur, sous, dans, à) est le reflet de représentations spatiales non linguistiques668. Ainsi, la linguistique a accumulé une masse de données qui témoignent du rapport entre la capacité d’établir des distinctions spatiales dans l’action et le développement d’un langage syntaxique ou grammatical à part entière.

Qui plus est, selon certains de ces chercheurs, la convergence entre les modes d’action et les modes de langage serait plus importante encore. Landau et Jackendoff, par exemple, distinguent dans le traitement linguistique la reconnaissance d’objets, d’une part, et la détermination de trajets et de localisations, d’autre part. Ils appliquent par là explicitement au langage la distinction entre les voies ventrales (« Qu’est-ce? ») et dorsales (« Où est-ce? ») d’action. Dans leur modèle, les « structures conceptuelles » permettent d’établir la taxonomie ou la classification du mot selon ses caractéristiques et ses fonctions, tandis que les « structures spatiales » rendent possible l’encodage de la structure spatiale du monde physique, en y intégrant les dimensions du temps et de l’espace, du mouvement et des configurations des objets dans l’espace.

Ce langage empreint de syntaxe est précisément ce langage symbolique typiquement humain, c’est-à-dire le langage du processus secondaire. Il a été observé par exemple que les patients schizophrènes à qui l’on demande de décrire un trajet répondent facilement aux questions ayant trait à ce qu’ils ont vu, alors qu’ils ont beaucoup de difficultés avec celles concernant le lieu ils ont vu un repère visuel particulier. Les chercheurs en concluent que la trajectoire du « Qu’est-ce? » fonctionne normalement alors que celle du « Où est-ce? » est dysfonctionnelle chez les patients psychotiques 669 . Puisque dans le modèle psychodynamique il y a prépondérance des processus primaires chez le sujet psychotique, cette observation corrobore l’idée que le langage sur le mode du processus primaire correspond au langage de la reconnaissance d’objet (le « Qu’est-ce? ») alors que le langage sur le mode secondaire correspond à un langage spatial (le « Où est-ce? »). En résumé, le langage du processus secondaire acquiert son statut symbolique grâce à la trajectoire neuronale qui permet les distinctions spatiales, la voie dorsale de l’action. Cette information spatiale indiquerait la place des phonèmes dans un mot, celle d’un mot dans un discours et, enfin, celle d’un discours dans un contexte pragmatique670.

Notes
665.

ARMSTRONG D.F., STOKOE W. C. & WILCOX S. E. (1995). Gesture and the nature of language, Cambridge, Cambridge University Press; CORBALLIS M.C. (1999). The gestural origins of language. American Scientist, 87, 138-145; MACNEILAGE P.F., art. cité, 499-511; SO C.W., COPPOLA M., LICCIARDELLO V. & GOLDIN-MEADOW S. (2005). The Seeds of Spatial Grammar in the Manual Modality. Cognitive Science, 29, 1029-1043.

666.

LAKOFF G. (1987). Women, fire, and dangerous things: what categories reveal about the mind, Chicago, Chicago University Press; DEANE P.D. (1993). Multimodal spatial representation: on the semantic unity of over and other polysemous prepositions, Duisburg, LAUD.

667.

DEANE P.D., op. cit., 363.

668.

LANDAU B. & JACKENDOFF R. (1993). “What” and “where” in spatial language and spatial cognition. Behavioral and Brain Sciences, 16, 217-265.

669.

DANIEL M.-P., MORES C., CARITE L., BOYER P. & MICHEL D. (2006). Dysfunctions of spatial cognition: the case of schizophrenic patients. Cognitive Processing, 7, Suppl. 1, S173.

670.

Ce niveau correspondrait à celui du traitement pragmatique dans le modèle de Jeannerod. JEANNEROD M. (1994). The representing brain: neural intention and imagery, art. cité; JEANNEROD M. & JACOB P. (2005). Visual cognition: a new look at the two-visual systems model, art. cité..