II.4.1.2.3 Un langage par inhibition

Enfin, nous retrouvons au niveau des dynamiques linguistiques également l’idée d’une inhibition de la voie dorsale sur la voie ventrale. En effet, revenons à la distinction faite par Deacon entre un système indexical et un système symbolique. Deacon soutient que c’est grâce à l’activité du cortex préfrontal que l’homme a pu passer d’un système référentiel de type animal — c’est-à-dire indexical et exclusivement associatif — à un système d’interprétation symbolique à part entière dans lequel le saisissement des éléments est fonction de leur relation aux éléments périphériques. La contribution préfrontale est alors de nature inhibitrice par rapport à l’automaticité indexicale ou associative. Deacon la formule comme suit: « Le cortex préfrontal nous aide à inhiber la tendance à agir sur la base de simples relations corrélatives entre les stimuli et guide notre recherche d’associations alternatives séquentielles ou hiérarchiques d’ordre supérieur. » 671. C’est justement cette intervention inhibitrice qui fait en sorte que, pour reprendre l’exemple du vers de Victor Hugo, une gerbe peut ne pas être une gerbe et que Booz peut en émerger. En freinant l’automatisme associatif, l’inhibition ouvre la possibilité d’intégrer, outre le fragment à interpréter, d’autres éléments contextuels (pragmatiques, lexicaux et syntaxiques) en fonction desquels peut s’amorcer la désambiguïsation. Nous voyons donc ici que l’action du cortex préfrontal est celle qui permet à la fois l’action par voie dorsale, la désambiguïsation et la dynamique proprement symbolique du langage. En outre, dans le cadre de la physiologie de l’action, nous avions également fait l’hypothèse d’une équivalence entre l’action du cortex préfrontal et le moi freudien, qui permet le processus secondaire. À ce point du raisonnement, ces différents modèles (physiologique, psychodynamique, linguistique) se rejoignent.

Il y a une certaine logique dans le fait que le cortex préfrontal soit justement la structure clé. En effet, le cortex préfrontal est l’acquisition la plus récente dans l’évolution hominoïde et les humains, en particulier, ont hérité d’un front protubérant. Il suffit de regarder un singe de profil pour remarquer que son front s’incline obliquement à partir des sourcils. Deacon suggère que la phase nécessaire de désapprentissage par laquelle doivent passer les chimpanzés pour accéder au langage dans l’expérience de Savage-Rumbaugh672 sert à instaurer de façon artificielle la structure inhibitrice présente naturellement chez l’enfant dans le cortex préfrontal, et qui lui permet d’acquérir beaucoup plus facilement et plus rapidement le langage humain. La condition de l’émergence du langage du processus secondaire serait donc la présence d’une structure inhibitrice dont la maturation est lente et qui correspond à la fois au moi freudien et au cortex préfrontal.

Notes
671.

DEACON T. (1997). The symbolic species. op. cit., p. 265.

672.

SAVAGE-RUMBAUGH E.S. (1986). Ape language: from conditioned response to symbol, New York, Columbia University Press.