II.4.1.3 L’inhibition de l’action linguistique

II.4.1.3.1 Le discours en sourdine

Comme nous l’avons vu, la perception des mouvements articulatoires produit une information phonétique à proprement parler. Callan et al.673 indiquent que la lecture des lèvres contribue ainsi à la compréhension de la parole par le biais d’une dynamique de neurones miroir. Comme a été récemment démontré par imagerie cérébrale674, l’information visuelle, transformée en information motrice, a, par le biais des copies d’efférence, un impact direct sur la perception du stimulus auditif. C'est-à-dire que, pour le mouvement de parole, comme pour tout autre type de mouvement, il y a une atténuation par copies d’efférence des retours somatosensoriels de la propre articulation675. Cette atténuation du retour sensoriel du mouvement de parole par les copies d’efférence contribue effectivement à l’atténuation de son entendement. Logiquement, cette atténuation par le biais des copies d’efférence suit la même organisation dynamique que celle détaillée dans les trois cas de figure présentés plus haut:

  • Dans le premier cas de figure, la parole est effectivement énoncée. Il s’en suit qu’il y a tant un retour du mouvement effectué par le biais de la proprioception et un retour de la commande motrice donnée, sous forme de la copie d’efférence. La copie d’efférence permet l’émulation du mouvement d’articulation et le calcul de l’atténuation préemptive nécessaire au niveau des cortex somatosensoriels. Dans ce cas, le retour proprioceptif de l’énonciation résorbe efficacement l’atténuation préemptive. Cette efficacité du mouvement propre serait alors le critère qui permet d’interpréter le signal auditif concomitant comme un signal résonant extérieurement et audible de tous.
  • Dans le second cas de figure, il s’agit d’une énonciation intérieure ou subvocale. Le mécanisme de copies d’efférence, qui se déploie à partir de l’intention d’action, est néanmoins activé et produit une atténuation anticipative du cortex somatosensoriel. Or, comme le mouvement n’est pas réellement effectué, il n’y aura pas de retour proprioceptif articulatoire à part entière, résultant en une atténuation non résorbée. L’inefficacité de la motricité à résorber cette activation serait alors le critère qui permet d’interpréter une éventuelle activation sensorielle (auditive) concomitante comme le résultat d’une réflexion interne, inaudible à d’autres.
  • Dans le troisième cas de figure, l’énonciation est effectivement articulée, mais même si la parole énoncée est prédictible jusqu’à un certain point, les fragments de langage les moins anticipés, les articulations les moins prévisibles, la parole la moins verbeuse peut-être, donneraient également toujours lieu à un certain écart de prédictibilité. Cet écart mènerait à un niveau d’atténuation non résorbée ainsi qu’à un niveau d’activation somatosensorielle positive non atténuée. Ce serait alors la partie de non-atténuation, l’activation somatosensorielle positive, qui déclencherait une mobilisation psychique plus en aval et qui, de ce fait, mènerait à la désinhibition d’une activation interprétative ou identificatoire pour ces fragments-là, c’est-à-dire à l’activation de contenus sémantiques en contrepoids à cette partie du stimulus linguistique. Par contre, ce qui de la propre parole est facilement anticipé est aussi efficacement atténué et cette atténuation permettrait alors d’arrêter la réverbération de l’activation – pour ne pas dire, de l’automatisme ou de la compulsion – interprétative au niveau du processus primaire. Cette atténuation arrêterait donc l’activation sémantique sur la partie prévisible de l’énonciation.

Bien sûr, à ce niveau-là de complexité motrice on peut supposer qu’il y a toujours une certaine déviation, une part de non-anticipé, et que le système sémantique s’active en conséquent. Ce n’est alors qu’à force de répétition ou d’articulation à outrance que l’on arrive à perdre complètement la saisie sémantique, comme dans le phénomène de la satiation sémantique 676 (voir II.4.2.2). On pourrait considérer que, dans ce cas, la répétition à outrance du fragment fait que mouvement souhaité et mouvement réalisé se rejoignent in fine, comblant la béance entre les deux. La représentation, de ce fait, s’annule ainsi que l’activité d’interprétation sémantique à laquelle elle pourrait donner lieu.

Il est probable que cette atténuation joue un rôle clé dans le maniement du langage. En effet, comme nous l’avons amplement documenté (voir II.2.1.1 et II.2.2), les résultats de la recherche psycholinguistique démontrent que le train linguistique est toujours inévitablement ambigu: l’ambiguïté est structurellement présente, même pour des phrases sans mots polysémiques, du fait que les pauses que prend le locuteur dans son énonciation ne correspondent pas aux délimitations des mots677. Qui plus est, pour des mots polysémiques, toutes les significations, même celles inappropriées au contexte, sont également activées pendant un court laps de temps (voir II.2.2.1678). Pour des mots présentés subliminalement (c’est-à-dire sous le seuil de détection consciente), il a été démontré, en outre, qu’ils activent également les sémantiques des variantes phonologiques des mots présentés679. Il ressort de toutes ces données expérimentales, que le train linguistique entrant peut être considéré comme un stimulus à haut potentiel d’activation interprétative et que sans restreintes imposées, l’appareil psychique serait enclin à s’adonner à une interprétation tout azimut de ce matériel en prenant appui sur un large répertoire de variantes et de recombinaisons phonologiques et de leurs sémantiques associées680. Il serait donc d’une importance cruciale de tenir la machine linguistique structurellement « en sourdine »: cette atténuation pourrait servir à prévenir l’engagement sans discernement de l’activité interprétative sur la totalité du stimulus linguistique pour n’en sélectionner que cette partie par rapport à laquelle l’activité interprétative pourrait s’avérer la plus utile ou la plus informative, c’est-à-dire la partie du discours la plus dis-cursive, celle qui parle le moins pour soi.

Notes
673.

CALLAN D.E., JONES J.A., MUNHALL K., CALLAN A.M., KROOS C. & VATIKIOTIS-BATESON E., (2003). Neural processes underlying perceptual enhancement by visual speech gestures. NeuroReport, 14, 2213–2218.

674.

SKIPPER J.I., VAN WASSENHOVE V., NUSBAUM H.C. & SMALL S.L. (2007). Hearing lips and seeing voices: how cortical areas supporting speech production mediate audiovisual speech perception. Cerebral Cortex, 17, 2387—2399.

675.

HEINKS-MALDONADO T.H., MATHALON D.H., GRAY M. & FORD J.M. (2005). Fine-tuning of auditory cortex during speech production, art. cité; CHRISTOFFELS I.K., FORMISANO E. & SCHILLER N.O. (2007). Neural correlates of verbal feedback processing: An fMRI study employing overt speech, art. cité.

676.

OSGOOD C.E. (1980). Lectures on language performance, New York, Springer, p. 25.

677.

CUTLER A., DEMUTH K. & MCQUEEN J.M. (2002). Universality versus language-specificity in listening to running speech. op. cit.

678.

Par exemple, SIMPSON G.B. & BURGESS C. (1985). Activation and selection processes in the recognition of ambiguous words, op. cit.

679.

KLEIN VILLA K., SHEVRIN H., SNODGRASS M., BAZAN A. & BRAKEL L.A.W. (2006). Testing Freud’s hypothesis that word forms and word meanings are functionally distinct in the unconscious, art. cité.

680.

voir aussi BAZAN A., Des fantômes dans la voix, op. cit., 63-67