II.4.1.3.2 La désinhibition dans la psychose

Nous proposons que dans la condition psychotique ce mécanisme d’atténuation préemptif par le biais des copies d’efférence soit dysfonctionnel. La proposition d’un tel dysfonctionnement dans la psychose a déjà été faite. Nous avons proposé d’expliquer la difficulté d’Hervé à tenir le monde à distance par un dysfonctionnement de l’atténuation par copies d’efférence au niveau des mouvements oculaires, menant à une violente expérience d’intrusion du monde extérieur en lui à l’occasion de perceptions de mouvements brusques (voir II.3.3.1.3). Parallèlement, nous avons proposé d’expliquer la difficulté de Denis de désengager son attention par un dysfonctionnement de l’atténuation par copies d’efférence au niveau de l’allocation de l’attention, menant à une investissement intrusif de l’espace mental par l’environnement (voir II.3.3.1.4). Frith681 a proposé que les voix, entendues par les sujets psychotiques, soient en fait leur propre parole subvocale dont l’agentivité est attribuée extérieurement par erreur, du fait d’un problème au niveau des copies d’efférence. En effet, Séglas682 avait déjà remarqué en 1892 que l’expérience hallucinatoire de voix chez le sujet psychotique est accompagnée d’une propre articulation subvocale. En 1981, Green et Preston683 enregistrent des hallucinations verbales d'un patient à l'aide de deux microphones placés de part et d'autre de son larynx. L’enregistrement électromyographique des muscles nécessaires à la parole, montre une augmentation de l'activité au moment des hallucinations. D’autres études par imagerie cérébrale démontrent que l’hallucination auditive chez le psychotique correspond à une élocution subvocale684. Pour expliquer ces phénomènes, Frith propose donc que les sujets entendent l’articulation de leur propre voix mais sans pouvoir s’en attribuer l’agentivité faute de copies d’efférence (valides) confirmant l’agentivité propre. Bien que le problème chez Zacarie se situe aussi au niveau du traitement du langage, il ne s’agit toutefois pas chez lui d’un problème d’attribution de l’agentivité de la parole interne, résultant dans l’entendement de voix.

Nous proposons l’hypothèse suivante: le dysfonctionnement au niveau des copies d’efférence résulterait en une atténuation moindre ou absente du langage produit ou reçu (que ce soit d’ailleurs d’un langage effectivement énoncé ou d’une verbalisation interne), même pour un fragment linguistique par ailleurs banal, prévisible ou « automatique ». Ce manque d’atténuation résulterait dans la désinhibition d’un processus primaire d’interprétation tout azimut, c’est-à-dire que l’entièreté du stimulus linguistique, y compris ses variantes phonologiques, devient l’objet d’une recherche de signification, d’un contrepoids psychique. Dans le contexte du modèle présenté, cette proposition fait sens: si les copies d’efférence sont dysfonctionnels et si les indices de réalités sont leurs corollaires, alors le processus secondaire perd le critère sur lequel il appuie son fonctionnement, c’est-à-dire qu’il perd son emprise inhibitrice sur le processus primaire. Par conséquent, il y a domination du processus primaire pour l’organisation psychique, ce qui correspond à l’hypothèse freudienne pour la psychose. Parallèlement, la voie dorsale d’organisation de l’action perd également son critère pour l’agencement de l’intention du sujet par rapport à la configuration de l’espace dans lequel il se meut. Appliqué à l’organisation de l’action linguistique, il s’agirait du critère de l’intention élocutive par rapport à la configuration des stimuli linguistiques dans lesquels il s’exprime.

Le relâchement des associations, symptôme typique de la condition psychotique et qu’on retrouve clairement chez Zacarie, peut être compris par le modèle proposé. En effet, démuni par moments du critère indiquant son intention d’élocution, le sujet psychotique se retrouve dans l’impossibilité d’atténuer préemptivement son articulation. Par conséquent, les élocutions produites – ainsi que celles reçues – retentissent sans restreintes dans l’appareil psychique et l’enflamment de leur haut potentiel d’activation interprétative déclenchant des rebondissements tout azimut au niveau des chaînes associatives en mémoire. Un fragment de langage peut ainsi vouloir dire tout – c’est-à-dire un « tout » néanmoins façonné dans les mémoires du sujet par son histoire – et c’est ce tout de la signification qui écrase le sujet, qui le rend paranoïaque.

Chez Zacarie, cette domination se manifeste dans son incapacité de freiner l’activation d’un répertoire de représentations associées au stimulus ainsi que de la machine interprétative par rapport à ces représentations. Zacarie en témoigne directement. Il explique685 comment il voit les mots s’allonger lettre par lettre et former des figures géométriques, des trapèzes en l’occurrence, où les lettres se tournent, d’ordre ou de position, ce qui donne des variantes phonologiques et graphémiques, respectivement, puis que les traductions de ces mots en français et en anglais s’y ajoutent, et que des jeux de mots, des allitérations entre tous ces mots se jouent, ainsi qu’entre leurs sémantiques et leurs expressions courantes. C’est, bien sûr, à devenir fou et Zacarie est capable d’indiquer cette folie et sa souffrance.

Notes
681.

FRITH C.D. (1992). The cognitive neuropsychology of schizophrenia, op. cit.; FRITH C.D., BLAKEMORE S.J., & WOLPERT D.M. (2000). Explaining the symptoms of schizophrenia: Abnormalities in the awareness of action, art. cité.

682.

SEGLAS J. (1892). Les troubles du langage chez les aliénés. Rueff, Paris.

683.

GREEN P. & PRESTON M. (1981). Reinforcement of vocal correlates of auditory feedback: a case study. British Journal of Psychiatry, 139, 204-208.

684.

BICK P.A. & KINSBOURNE M. (1987). Auditory hallucinations and subvocal speech in schizophrenic patients. American Journal of Psychiatry, 144, 222-225; LIDDLE P.F., FRISTON K.J., FRITH C.D., JONES T., HIRSCH S.R. & FRACKOWIAK R.S.J. (1992). Patterns of regional cerebral blood flow in schizophrenia. British Journal of Psychiatry, 160, 179-186.

685.

le 23 janvier 2006