II.4.2.1.2 La représentation

C’est en référence à une imagerie motrice qui dérive d’une intention du sujet que la notion plus spécifique de représentation (de l’action) a été précisée. Selon le neuroscientifique Jeannerod, dans l’action intentionnelle, le but désiré de l’action est donné par un ensemble de neurones des zones prémotrices qui signaleraient la « configuration finale » du corps à la suite de l’action et correspondant à ce but. Qui plus est, ces neurones maintiendraient une activation « jusqu’à ce que le but soit atteint ». Dans le cas où ces neurones maintiennent un certain niveau d’activité sans que le but soit atteint, « la décharge entretenue serait interprétée essentiellement comme une activité représentationnelle pure et donnerait lieu à une imagerie mentale693». En d’autres termes, le système psychique qui a une intention qui n’est pas complètement réalisée par l’action de l’organisme se représente cette action (ou ce manque à agir): la représentation émerge dans la béance entre l’intention d’agir et l’action effectivement exécutée. Cette interprétation de la notion de représentation débouche sur le renversement épistémologique suivant: la représentation ne doit pas se concevoir en amont du mouvement, mais comme résultat en aval de l’activation motrice. On peut dès lors penser que, d’une part, s’il y a résonance parfaite entre intention et réalisation (ou réalisation complète de l’intention), la représentation s’annulera, et que, d’autre part, si la résonance n’est pas parfaite, l’intensité de la représentation sera directement proportionnelle à l’écart entre intention et réalisation.

On peut reformuler l’hypothèse ainsi: la représentation serait l’activation causée par ce qui de l’imagerie motrice anticipée n’a pas été épuisé par le retour sensoriel — par ce qui, de l’énergie investie dans l’intention, n’a pu être amorti par l’exécution. Comme nous l’avons vu, les copies d’efférence, qui sont indicatives de l’intention d’action, permettent l’atténuation préemptive du retour sensoriel ou proprioceptif: en anticipation du retour, calculé sur la base des commandes données, il y a une soustraction ciblée des valeurs attendues des nouveaux paramètres au niveau des cortex sensoriels et cette soustraction atténue la perception de ce retour. Si la représentation est envisagée comme la conséquence de ce que la réalité des conditions d’exécution empêche la réalisation complète du mouvement désiré, il s’ensuit que, puisque c’est l’intention de mouvement qui déclenche l’atténuation préemptive, une partie de cette atténuation ne sera pas amortie ou résorbée par un retour proprioceptif. Dans cette approche, on peut considérer que la représentation émerge sous forme de négatif en référence à une intentionnalité. Bref, la représentation correspond à la partie non amortie ou non résorbée de l’anticipation qui se trouve donnée sous forme de « manque à agir » par rapport à l’intention. Comme nous l’avons proposé au chapitre précédent (II.3.3) cette partie non amortie induirait une désinhibition ciblée d’une activité d’identification au niveau de la voie ventrale ou du processus primaire. Cette activation de contenus en mémoires correspondants correspondrait alors au vécu expérientiel de la représentation.

Considérons que ce qui de la réalité est atténué le plus effectivement est ce qui est, par définition, le plus prévisible — et donc, peut-être a priori le moins intéressant. En termes lacaniens, on pourrait dire que ce qui est radicalement impossible à filtrer ou à anticiper est de l’ordre du Réel — ou, inversement, que le Réel pourrait se définir physiologiquement comme ce qui échappe radicalement à ce système d’atténuation. Il semble donc que la dynamique de la perception soit axée sur ce qui dérange ou dévie le cours anticipé de l’action, sur ce qui de la réalité perturbe un système en équilibre — notamment ce système d’annulation du retour sensoriel. Bien qu’en essence représentation de sa propre motricité, il semble que la dynamique de la représentation soit en fait, grâce à ce système d’atténuation, amenée à percevoir d’abord l’inanticipable, c’est-à-dire l’altérité, la dimension de ce qui est extérieur à soi.

Notes
693.

JEANNEROD M. (1994). The representing brain: neural intention and imagery, art. cité, p. 201. Nous soulignons.