II.4.2.2 Le langage intérieur

Revenons au modèle du langage chez Freud. Il écrit: « Pour la psychologie, le “mot” est l’unité de base de la fonction du langage, qui s’avère être une représentation complexe, composée d’éléments accoustiques, visuels et kinesthésiques. […] Nous apprenons à parler en associant une image sonore verbale [Wortklangbild ] à une sensation d’innervation verbale [Wortinnervationsgefühl]. Lorsque nous avons parlé, nous sommes en possession d’une représentation motrice du langage [Sprachbewegungsvorstellung] (sensations centripètes des organes du langage) de telle sorte que du côté moteur le “mot” est pour nous doublement déterminé.» 696.

Freud distingue deux composantes motrices différentes. D’une part, l’image kinesthésique du mot, qui correspond aux impressions afférentes produites par les changements de position de l’appareil articulatoire par le mouvement d’énonciation, d’autre part, le « ressenti [ou impression] de l’innervation du mot ». Le Wortinnervationsgefühl est, dans l’apprentissage du langage, le ressenti d’un programme moteur qui pourrait causer, si on l’effectue réellement, l’image du son qu’on vient d’entendre. L’enfant associe à l’image du son reçu ce Wortinnervationsgefühl, un programme moteur « à l’essai », qui n’est à ce moment-là qu’une approximation de l’articulation à la base de l’image du son reçu. Au moment où l’enfant exécute effectivement ce programme, une nouvelle image du son est produite. Freud ajoute qu’à ce stade « cette deuxième image [du son] n’a besoin que d’être associée à la première [celle que l’enfant imite], sans devoir lui être nécessairement identique. À ce stade (celui du développement du langage infantile), nous nous servons d’un langage que nous avons créé nous-mêmes […]. »697. C’est alors en associant l’image du son à une « impression d’innervation » en élaboration que nous apprenons à parler. Il semble dès lors légitime d’avancer que le concept d’impression d’innervation, le Wortinnervationsgefühl, dont Freud dit explicitement qu’il est de nature motrice, correspond à l’impression suscitée par le retour du mouvement planifié tel qu’il peut être déduit des commandes motrices données — en d’autres termes, que ce concept correspond à l’image du mouvement de parole prédite sur la base des copies d’efférence.

Freud accorde donc à cette image du mouvement articulatoire un rôle important dans l’apprentissage du langage. D’autres auteurs soulignent l’importance de l’image gestuelle dans le traitement courant de la parole. Iverson et Goldin-Meadow pensent que la gesticulation qui accompagne la parole n’est pas simplement produite à des fins communicatives, mais que l’information proprioceptive provenant des mains contribue aux dynamiques de la pensée du locuteur698. Or, il existe une condition clinique sous le nom de désafférentation, où il y a interruption du flux d’information dans ces voies afférentes. Sans cette information constante, le patient n’est pas en état de repérer la position et l’état de son corps. Cependant, on observe que les patients désafférentés continuent à gesticuler en parlant, même quand on bloque l’accès visuel aux gestes699. Si la gestuelle persiste néanmoins, les signaux informatifs ne sont probablement pas exclusivement les signaux somatosensoriels (absents), comme le proposent Iverson et Goldin-Meadow, mais l’information vient plutôt des images motrices sur la base des copies d’efférence des commandes envoyées aux muscles des mains. Il y a donc lieu de croire que ces images motrices de la gestuelle — de façon similaire aux images motrices de l’articulation — ont une importance non négligeable pour l’organisation psychique du locuteur.

L’articulation implique donc, comme toute autre action, l’activation d’une imagerie motrice. En appliquant la définition de Jeannerod, la représentation du langage émergerait dans la béance entre intention et réalisation de l’articulation700. En effet, comme indiqué plus haut (voir II.4.1.3), de la même façon que nous atténuons le retour sensoriel anticipé de nos propres actions, nous atténuons également le retour sensoriel anticipé de nos propres articulations701. Par conséquent, l’entendement de sa propre voix pour chacun de nous est structurellement atténué comparativement aux voix d’origine externe702. Mais, comme pour la plupart des actions, il reste toujours une béance entre intention et réalisation, d’où émerge alors une imagerie. Puisque l’action linguistique est en fait celle de la motricité des phonèmes, cette imagerie articulatoire est d’un type phonémique. Nous avons vu précédemment comment la phonologie peut mener à l’activation d’une multitude de significations. Cette sémantique, ou l’ensemble des associations distribuées dans les mémoires, serait alors l’équivalent de la représentation de l’action linguistique — ou elle y serait tout au moins directement associée703 — par le fait qu’elle serait précisément l’activation de zones cérébrales associées aux phonèmes causée par ce qui de l’imagerie motrice anticipée n’a pas été épuisé par le retour sensoriel.

Il existe un cas de figure spécifique qui permet de vérifier directement la pertinence de cette proposition que la sémantique soit associée au résidu représentationnel de l’action phonologique, voire son équivalent. En effet, cette idée implique que, quand intention et réalisation se rejoignent parfaitement, la représentation (la sémantique) s’annule. Or, cette situation existe et peut être vérifiée par chacun. Elle s’appelle la satiation sémantique et rend compte de l’observation curieuse que la répétition à outrance d’un groupe de syllabes ou d’un mot aboutit à l’expérience d’un vide sémantique, c’est-à-dire d’une perte de saisie de la signification du mot (voir aussi II.4.1.3.1). Quand ce phénomène de la satiation sémantique a été relevé pour la première fois dans le laboratoire de Titchener, il a été caractérisé comme « défaillance de signification704». Le linguiste Osgood décrit le phénomène: « La satiation sémantique a lieu quand la répétition rapide de la vue ou de la prononciation d’un mot, tel que “canoe-canoe-canoe…” [canoë, en anglais], produit la perte du sens de la signification, alors que la répétition explicite d’une réponse absurde ayant la même forme, “nuka-nuka-nuka… ” [inversion de l’ordre des syllabes de canoe], n’a pas cet effet. »705. Pour expliquer cette défaillance de la signification, nous proposons que, à force de répétition, l’intention d’articulation tend à atteindre la réalisation parfaite de l’articulation, de façon qu’à un moment donné la béance se referme et, par conséquent, la représentation de l’action phonologique s’annule. Si cette représentation correspond alors à la sémantique, comme nous le suggérons, la saisie sémantique du dit devrait faire défaillance, comme c’est effectivement le cas. Dans ce sens, ce phénomène de satiation corrobore le modèle proposé.

Notes
696.

FREUD S. (1891/1983). Contribution à la conception des aphasies op. cit., p. 123.

697.

Ibid. p. 123.

698.

IVERSON J.M. & GOLDIN-MEADOW S. (1998). Why People Gesture When They Speak, Nature, 396, 228.

699.

COLE J. D. & PAILLARD J. (1996). Living without touch and peripheral information about body position and movement: studies upon deafferented subjects, art. cité.

700.

JEANNEROD M. (1994). The representing brain: neural intention and imagery, op. cit., p. 201.

701.

HEINKS-MALDONADO T.H., MATHALON D.H., GRAY M. & FORD J.M. (2005). Fine-tuning of auditory cortex during speech production, art. cité; CHRISTOFFELS I.K., FORMISANO E. & SCHILLER N.O. (2007). Neural correlates of verbal feedback processing: An fMRI study employing overt speech, art. cité.

702.

HOUDE J.F., NAGARAJAN S.S., SEKIHARA K. & MERZENICH M.M. (2002). Modulation of the auditory cortex during speech: an meg study. Journal of Cognitive Neuroscience, 14, 1125-1138.

703.

La question plus précise de savoir si la sémantique est en fait la représentation de l’action phonémique peut rester ouverte. Elle pourrait s’inscrire dans une interrogation plus générale qui consisterait à se demander si la sémantique peut se concevoir comme la représentation de l’action au sens large.

704.

SEVERANCE E. & WASHBURN M.F. (1907). The loss of associative power in words after long fixation. American Journal of Psychology, 18, 182-186.

705.

OSGOOD C.E. (1980). Lectures on language performance, op. cit., p. 25.