II.4.2.3 Le refoulement dans le modèle freudien de l’inconscient

Revenons au modèle freudien de l’inconscient706. Cet inconscient est dynamique parce qu’il est le résultat d’une opération de refoulement causé par un conflit. Ce conflit psychique est, en termes généraux, un conflit entre les pulsions d’une part et les contraintes sociales et conventionnelles de l’autre707. En effet, les agissements de l’organisme (humain) sont à situer entre une force qui pousse, les pulsions, et une force qui (at-)tire, qui est donnée par la dimension de l’autre ou la dimension sociale. Les pulsions708 peuvent être comprises comme les inquiétudes qui poussent à agir en réaction à des tensions qui s’accumulent dans les systèmes du corps interne. Très concrètement, un dessèchement des cellules du corps fera par exemple émerger une pulsion répondant à la soif. Les systèmes du corps interne d’où émergent les pulsions sont entre autres les systèmes respiratoire (pulsion articulatoire, de phonation), digestif (pulsion orale, d’ingestion), d’excrétion (pulsion anale, de rejet) et génital (pulsion érotique, de fusion). Qui plus est, le corps semble s’organiser en fonction de ces tensions, dus aux besoins primaires, et les voies physiologiques par lesquels s’expriment ces tensions semblent acquérir une autonomie au cours de l’histoire du sujet. En d’autres termes, il semble que le corps a besoin de se mouvoir par les mouvements qu’il a acquis indépendamment de ce qui l’a d’abord poussé à se mouvoir; la bouche, par exemple, accumule une tension d’ingestion en partie indépendamment de la faim. En d’autres termes, une fois mis en place les mécanismes d’assouvissement des besoins les voies physiologiques par lesquelles s’est réalisé cet assouvissement, vont accumuler de façon autonome une tension qui ne peut s’apaiser qu’en réalisant le mouvement associé à l’assouvissement même si le corps n’est pas en état de (ce) besoin. En d’autres termes, le corps interne peut être conçu comme un système à ressorts multiples, divers et distribués, qui se rembobinent après chaque décharge aussi longtemps qu’il y a de la vie. Au cours de l’histoire de l’organisme, il y a un constant ajustement de la pression de tous ces ressorts, un ajustement qui se fera de façon particulière pour chaque sujet, à travers divers mécanismes, dont celui du refoulement.

Freud dit: « Le noyau de l’inconscient est constitué par des représentants de la pulsion qui veulent décharger leur investissement, donc par des motions de désir. » 709. Une traduction de cette « représentance de la représentation » ou Vorstellungsrepräsentanz pourrait être la manifestation de la pulsion dans le psychisme sous forme de contenu. Pour revenir à l’exemple précédent, quand dans le corps interne les cellules et les tissus signalent un dessèchement, une pulsion en émergera menant à une représentance au niveau psychique que nous pourrions indiquer par le contenu de « soif » — ou peut-être par l’ « envie de boire ». C’est alors cette représentance, c’est-à-dire ce contenu, qui est représentée. Les représentations de la représentance (de la pulsion) sont les plans d’action, qui constituent au sens propre les motions de désir. Dans l’exemple, le contenu de « soif » peut alors être représenté chez le bébé par un cri si la mère a su l’interpréter de façon plus ou moins satisfaisante, par exemple en lui donnant le sein ou le biberon. Chez l’enfant ou l’adulte, cette soif peut être représentée par le souhait de se prendre un verre et de boire, ou bien de demander à l’autre un verre, etc. Les motions de désir sont donc des représentations très concrètes, et adaptées au sujet particulier, à son état et à son contexte, de la représentance, c’est-à-dire du contenu psychique par lequel la pulsion se manifeste. Dans ce sens, on peut également les qualifier d’ « opérationnalisations » de la représentance.

La pulsion, prenant origine dans le corps interne, est donc ce qui investit la représentance. Les motions de désirs sont alors des représentations ou opérationnalisation déduites de cette représentance permettant le déchargement de ces investissements. Tant la pulsion que sa représentance et ses représentants ou désirs incitent à l’action, mais alors que la pulsion s’inscrit sous forme de tension du corps interne tendant vers un état nouveau (par exemple le ravitaillement des cellules ou des tissus, ou bien encore leur homéostasie), la représentance de cette pulsion est la première percée psychique à part entière de cette tension qui cherche à se désinvestir de l’énergie pulsionnelle grâce à l’activation de diverses représentations. Ces représentations ou désirs en sont alors des opérationnalisations qui se définissent en termes de stratégie ou de plan (complexe) d’actions du corps externe, tendant vers un état nouveau de ce corps externe (par exemple, la préhension d’un verre ou l’émission d’un cri) en fonction — à long terme — d’un état du corps interne qui puisse donner satisfaction. En d’autres termes, le désir est une mise en forme de la pulsion par le biais de la représentance, et ce qui les relie entre eux est un même contenu « à long terme » qui puisse donner satisfaction.

Cette notion de désir s’apparente à l’intention d’action, telle que définie dans le modèle sensorimoteur, où « intention » et « réalisation » de l’action sont continuellement comparées. Jeannerod la définit ainsi: « Une possibilité pourrait être que ces neurones indiquent les configurations (de l’environnement, du corps, des segments mobiles, etc.) comme elles devraient être à la fin de l’action, et qu’ils restent actifs jusqu’à ce que la configuration requise soit atteinte. Cette activité soutenue représenterait alors la référence (le but) à laquelle l’état courant de l’exécution de l’action est comparée. Voilà pourquoi ces neurones restent activés aussi longtemps que l’action représentée n’est pas terminée, y compris dans les situations où l’exécution serait bloquée. » 710. Les nouvelles configurations finales pourraient alors être celle du bras prenant un verre, le remplissant, le portant à la bouche, etc. — c’est-à-dire les représentations ou désirs en tant qu’opérationnalisations de la représentance.

La pulsion elle-même ne peut être refoulée; seule la partie de la motion pulsionnelle est sujette au refoulement. Ce refoulement implique alors que, à cause du conflit, l’accès à la conscience, initialement présent, soit barré à la « représentance de la représentation » de la pulsion. Ce barrage se fait par le désinvestissement des représentations de façon qu’elles ne puissent plus être mises en mots ou en actes et qu’elles perdent ainsi leur potentialité à devenir conscientes; ce sont alors des désirs inconscients. Freud dit: « La représentation qui n’est pas exprimée en mots ou l’acte psychique non surinvesti demeurent alors en arrière, refoulés, dans l’inconscient. »711. Le refoulement, bien qu’il vise une défense contre le contenu de la pulsion (c’est-à-dire contre la représentance), s’opère donc au niveau des représentations psychiques par lesquelles ce contenu se manifeste. L’accès à la réalisation effective en actes ou en mots de ces représentations psychiques est barré, de telle façon que le sujet perd les moyens de s’en rendre compte, d’en prendre conscience. Mais, puisque l’investissement pulsionnel ne s’est pas pour autant tari, ces représentations ne cessent pas d’exister sous forme de désir ou d’intention inconsciente.

Les contenus de la représentance sous refoulement continuent d’exercer une influence. En effet, Freud indique: « Dans l’inconscient, il n’y a que des contenus plus ou moins fortement investis » et « la représentation reste capable d’action; elle a donc nécessairement conservé son investissement.»712. Il ajoute que « le refoulement n’empêche pas le représentant de la pulsion de persister dans l’inconscient, de continuer à s’organiser, de former des rejetons et d’établir des liaisons. Le refoulement ne trouble en fait que la relation à un système psychique, celui du conscient. »713. Les effets organisateurs émanant de la représentance inconsciente affectent les représentations dérivées des représentations refoulées ou associées à elles. Par exemple, celles-ci peuvent à leur tour faire l’objet de refoulement, comme dans l’exemple où le mot « Signorelli » est refoulé en même temps que la phrase « Herr… » par le biais de la connexion « Signor »/ « Herr ». Pour Freud, le refoulement est toujours le résultat de deux forces, l’une qui repousse les représentations, l’autre qui les attire: « [On] aurait tort de ne mettre en relief que la répulsion qui, venant du conscient, agit sur ce qui est à refouler. On prendra tout autant en considération l’attraction que le refoulé originaire exerce sur tout ce avec quoi il peut établir des liaisons714.». D’autre part, le refoulement de certaines représentations peut également impliquer le surinvestissement d’autres représentations associées, qui sont alors des représentations dites « substitutives »: « Quand ces rejetons se sont suffisamment éloignés du représentant refoulé, soit parce qu’ils se sont laissé déformer, soit parce que se sont intercalés plusieurs intermédiaires, alors sans plus d’obstacles, ils peuvent accéder librement au conscient. » 715. Le refoulement, en règle générale, produit alors des formations substitutives et des symptômes, associés aux représentations refoulées, et qui constituent, en fait, le retour du refoulé.

Les représentations substitutives ne peuvent être associées aux représentations refoulées que par leur forme, que ce soit de façon directe ou indirecte. Dans l’exemple du scarabée, l’association se fait entre les fragments linguistiques « Käfer » et « Que faire? » sur la base d’une résonance des formes phonémiques. En effet, si l’association se faisait sur la base du contenu, l’association serait directe et dès lors beaucoup trop proche et tout aussi menaçante que celle de la représentation refoulée. Il est crucial de se rendre compte qu’en conséquence du fait que les représentations substitutives ne peuvent être associées aux représentations refoulées par leur forme et non par leur contenu, que bien qu’elles soient en état d’écouler l’investissement venant de la représentance dans l’inconscient par leur forme, elles ne peuvent le faire par le contenu. Autrement dit, de manière concrète, les effets de leurs actions à long terme ne restaurent pas les paramètres du corps interne, dont la dérégulation avait provoqué l’élan pulsionnel premier. Par conséquent, cet élan pulsionnel à l’origine de la représentance ne peut trouver de satisfaction et la tension du corps interne s’accroît, ou, en tout cas, ne diminue pas. Il s’ensuit alors que sa représentance inconsciente continue d’être investie — c’est-à-dire que quelque chose de la pulsion insiste dans le psychisme — mais que, étant dépourvu de représentations capables d’écouler cet investissement par l’action consciente, ce contenu reste insu du sujet. Tel est le refoulement freudien au sens strict du terme.

Revenons à l’équivalence entre la notion psychodynamique de désir et la notion sensorimotrice d’intention d’action. Quand il y a refoulement, il y a d’une part l’insistance d’un investissement pulsionnel de l’intention et de l’autre le barrage de l’exécution effective de cette intention. Puisqu’il y a donc déconnexion structurelle entre intention et réalisation, et suivant la logique de notre propos, l’insistance de l’intention fera émerger un fantôme qui prendra une forme motrice équivalente à la forme motrice de la représentation refoulée. Dans le cas d’un bras manquant, l’intention soutenue de mouvoir le bras, non suivie d’une exécution, fera émerger un vécu expérientiel du bras. Par analogie, il faut alors faire l’hypothèse que, dans le cas d’une représentation conflictuelle, l’intention soutenue d’énonciation (ou d’action) du désir, non suivie d’une exécution, fera émerger une impression de présence ou de préoccupation par une imagerie motrice correspondante à celle de l’énonciation ou (de l’action) du désir. Il s’agirait alors du fantôme moteur de la représentation refoulée.

Le mécanisme de refoulement peut donc être reformulé comme l’instauration d’un décalage plus ou moins structurel entre intention et réalisation de l’action. Le mécanisme ici est différent de celui de la simple béance entre intention et réalisation dont émergent les représentations. En effet, ce sont précisément ces représentations — c’est-à-dire la sémantique par laquelle le sujet pourrait se donner la mesure consciente de son désir — contre lesquelles il y a défense. Il faut donc faire l’hypothèse d’un réajustement structurel de façon que le retour proprioceptif ne puisse plus être mis en correspondance avec l’intention première, c’est-à-dire de façon que le danger de représentation sémantique consciente puisse être écarté. Or, nous avons vu que c’est précisément cette condition-là — celle d’un décalage structurel entre impulsion et retour — qui permet l’émergence d’une structure psychique motrice, appelée le fantôme, dont les paramètres sont donnés par les seules copies d’efférence.

Par analogie avec le membre fantôme, le fantôme moteur de la représentation refoulée serait vécu comme l’impression d’une préoccupation par une imagerie motrice correspondante à celle de l’énonciation ou de l’action du désir. Le danger de cette imagerie centrale serait alors qu’elle signifierait le même niveau de menace pour l’intégrité psychique que la représentation refoulée effectivement articulée. Or, puisque l’émergence du fantôme se fait sur la base des copies d’efférence, ce qui détermine sa structure n’est pas son contenu mais sa forme motrice. Par conséquent, les fantômes phonémiques résultant de l’opération de refoulement engendrent une préoccupation centrale pour des représentations substitutives associées au fantôme par la forme mais d’une signification différente. Ces représentations substitutives permettent alors l’exécution d’un programme moteur surinvesti tout en évitant d’activer les sémantiques menaçantes.

Cette faculté, notamment l’adoption de sémantiques nouvelles pour les mêmes formes motrices, est en particulier le propre du langage. En effet, ce qui n’est pas possible pour un bras — puisqu’un bras est un bras — prend une autre dimension pour le langage qui, grâce à sa nature ambiguë, peut changer radicalement de signification alors que son image motrice reste la même. Freud avait précisément remarqué que les associations entre représentations refoulées et représentations substitutives se font fréquemment suivant des similarités phonologiques ou linguistiques: assonances, jeux de mots, métonymies, ainsi que condensations, métaphores, etc. Dans le cas de M. E., l’activation s’attache au scarabée, par le biais de la résonance entre « Käfer » et « Que faire? ». L’hypothèse que nous proposons est que le mécanisme du refoulement freudien pourrait correspondre, au niveau de la physiologie, à l’émergence de fantômes d’un type moteur correspondant à l’articulation — c’est-à-dire à l’émergence de fantômes de type phonémique. Ces fantômes phonémiques pourraient correspondre aux représentations substitutives de Freud. Ces représentations de mots substitutives sont supposées tenir lieu des actions antérieures de refoulement et fonctionnent comme des indications du refoulé, c’est-à-dire des marqueurs de l’inconscient. C’est ce que Freud appelle le « retour du refoulé ».

Le cas du refoulement est différent de celui du bras fantôme par le fait que la cause de la déconnexion au niveau du comparateur n’est pas l’absence de l’appareil moteur mais un décalage. Une des questions non résolues est celle du mécanisme qui cause le décalage présumé entre intention et réalisation d’où émergerait le fantôme. Un élément de réponse pourrait se trouver du côté de la dynamique des copies d’efférence. En effet, celles-ci sont produites au niveau de la SMA dans le cortex préfrontal. Ce cortex préfrontal peut être inhibé par les circuits sous-corticaux en cas de forte émotion. Peut-être faut-il chercher à ce niveau-là le mécanisme selon lequel les fortes tensions émotionnelles changent ou dérangent la production ou l’utilisation des copies d’efférence. Ce serait alors par cette voie qu’un bouleversement affectif (potentiel) réorganiserait la dynamique d’ajustement entre intention et réalisation de l’action linguistique, ou, en termes freudiens, causerait un refoulement.

Notes
706.

Voir aussi VAN BUNDER D. KNOCKAERT V., VAN DE VIJVER G., GEERARDYN F. & BAZAN A. (2002). The return of the repressed, anticipation and the logic of the signifier. op. cit..

707.

VAN DE VIJVER G. (2000). Identification and psychic closure, a dynamic structuralist approach of the psyche. Annals of the New York Academy of Sciences, 901, 1-12.

708.

Pour un aperçu d’ensemble de la dynamique des pulsions dans l’organisation du psychisme, voir le manuel éclairant de ROUSSILLON R., CHABERT C., CICCONE A., FERRANT A., GEORGIEFF N. & ROMAN P. (2007). Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale, Issy-les-Moulineaux, Elsevier-Masson.

709.

FREUD S. (1915a /1969). L’inconscient. op. cit., p. 96.

710.

JEANNEROD M. (1994), art. cité, p. 201.

711.

FREUD S. (1915a /1969). L’inconscient, op. cit., p. 119.

712.

Ibid., p. 97.

713.

FREUD S. (1915b/1969). Le refoulement, op. cit., p. 49.

714.

Ibid., p. 49.

715.

Ibid., p. 50.