II.4.2.4 Exemple clinique: le fantôme phonémique d’Ef

Illustrons ces propositions avec un cas clinique. F. est un jeune homme de vingt-deux ans. Il souffre d’un stress posttraumatique dû à une histoire de traumas répétitifs liés à une violence tant chronique que ponctuelle716. Il a une sœur de quatre ans sa cadette, Sofie. À l'âge de sept ans, une autre sœur, nouveau-née, Stefanie, est adoptée. L’adoption n’est pas réglée de façon légale, et quelques mois plus tard la mère naturelle reprend son enfant. Cette séparation est vécue de façon très douloureuse par F. À l’âge de neuf ans, une nouvelle sœur, Steffie, est adoptée. La structure de la famille du patient est en outre caractérisée par de nombreuses confusions de positions et de relations incestueuses, entre sa mère et le père de celle-ci et entre différents oncles et tantes (frères et sœurs) du côté de la mère. Après plusieurs mois de clinique, F. révèle différents épisodes familiaux, probablement traumatiques, confirmés par d’autres en hétéro-anamnèse. Au printemps 2002, il en vient à raconter un nombre d’épisodes incestueux avec ses sœurs, à propos desquels il se sent coupable. En voici un extrait: « Il y a deux ans je l’ai encore fait avec Steffie. Je me mis à l’embrasser. J’étais dans un état d’ébriété, j’avais fumé du cannabis. C’était à la maison. Steffie avait treize ans. Nous avions beaucoup joué et fait les fous. C’était con. Elle m’obéissait, elle était encore petite. […] Après nous sommes allés dans la chambre à coucher. Je me suis alors masturbé en sa présence. Elle m’y incitait un peu. J’avais tant de regrets, j’ai présenté mes excuses, j’ai appelé les urgences, ça fait mal. […] C’est ça que je veux dire quand je dis “parler de façon ambiguë”. Je cherche après les lettres, les mots, les phrases qui peuvent être utilisés dans ce contexte. Ils veulent que je le dise. Je pêche après les lettres dans les phrases. J’pense pas que mon père a de telles pensées. Il ne sait pas causer.». F. a ici un discours cohérent. Dans le passage où il discute du discours ambigu, il offre soudain une explication à un comportement en effet fréquent chez lui, c’est-à-dire le fait qu’il traque une signification sous-jacente à partir des phonèmes de son environnement linguistique.

Dans les rencontres suivantes, il continue de parler ouvertement d’épisodes à caractère incestueux, tant avec ses sœurs que dans la famille en général. Il est clair que ces confessions forment un cap important pour lui. À la fin d’une rencontre il me dit: « Maintenant, tu sais. ». Il ne mentionne plus le thème par la suite, mais en même temps son anxiété s’accroît. Il faut indiquer que durant cette période, F. reçoit des visites régulières de sa sœur cadette, qui lui montre clairement son admiration et son attachement. À un certain moment, F. est sujet à de sévères attaques d’anxiété. Il dit alors: « La nature détermine tout. Tout vient de la nature. Tout a un effet. […] Les couleurs ont un effet. […] Le métal ne plie pas, l’inox plie. Ça a de l’effet dû aux circonstances. Un mec et une femme ont un effet l’un sur l’autre. C’est le sens de la vie, l’affection, c’est parfait. Quand quelque chose est fait avec effet, c’est bien fait. Le professeur dit que c’est parfait. […] Tout a un effet. Les protéines, toutes, d’une à douze, ont un effet. Bouffer [Fretten]. Dedieu. Bouffer [Fretten].». F. produit ce fragment qui à première vue ne semble pas avoir de sens. Ce qui est remarquable dans ce fragment, c’est la répétition des phonèmes /ef/. Cela ne semble pas sans rapport avec la répétition des mêmes phonèmes dans son prénom et dans celui de ses sœurs, qui avaient durant cette période d’anxiété un rôle prépondérant dans les souvenirs traumatiques qu’il était en train de découvrir.

Pour donner un sens à ce fragment, on peut proposer ceci. À un moment donné, F. se trouve dans une situation de conflit aigu. D’une part, il est gentiment poussé par moi à explorer ses confessions en thérapie, ce qui l’amène à une confrontation brutale avec un vécu assez insoutenable de culpabilité. D’autre part, l’offensive de tendresse déployée par sa sœur ravive probablement ses désirs envers elle. On peut supposer que la formulation des noms de ses sœurs suscite chez F. non seulement un retour proprioceptif de l’articulation mais que cette articulation a en outre le potentiel, par le biais d’une mémoire émotionnelle datant de sa petite enfance, d’une très grande mobilisation du corps interne. Afin d’éviter ce bouleversement par le désir et l’anxiété, il y a aussi un évitement direct du thème conflictuel dans le discours. Comme le thème est continuellement nourri d’attention par l’actualité (les séances, les visites de la sœur), l’intention d’articuler est insistante, alors que l’articulation réelle est très menaçante. Cette menace amène F. à établir un blocage de la voie de la réalisation de l’action. On pourrait donc dire qu’il crée (temporairement), par évitement du sujet, une situation de décalage plus ou moins structurel entre intention et réalisation d’énonciation. En termes des définitions antérieures, on pourrait dire qu’à ce moment-là un fantôme moteur de l’énonciation émerge autour du groupe de phonèmes « ef ». L’énoncé de F. dans le fragment ci-dessus peut alors être entendu comme un compromis, c'est-à-dire un retour du refoulé: le trop-plein d’activation déborde sur toutes les assonances possibles avec le groupe de phonèmes /ef/ à portée de main: effet, parfait, affection, etc. Ce retour proprioceptif qu’il crée ainsi ne peut satisfaire l’intention d’articulation d’origine qui le pousse à parler. En évoquant cette articulation par voie dérivée, il évacue un trop-plein, mais il ne tarit pas la source de son agitation. En effet, la pulsion qui l’amène à parler est à relier entre autres à l’inquiétude autour du sujet de ses sœurs.

Dans le cas de F., les pulsions en jeu semblent être d’abord une pulsion érotique, qui s’articule consciemment sous la forme du désir amoureux, et, en arrière-plan, une pulsion orale et une pulsion agressive, qui s’articulent consciemment de façon différente dans les allusions ayant trait aussi bien à l’amour et à la nourriture que dans celles ayant trait à la terreur. On peut supposer que, devant l’impossibilité d’élaborer davantage les épisodes à caractère incestueux, un refoulement est opéré sur les représentants concernés. Il est probable en outre que, plus en arrière-fond de cette actualité, se trouve une couche de matériel antérieurement refoulé ayant trait aux désirs incestueux et aux dynamiques relationnelles familiales, par rapport à la mère en particulier, qui se conjuguent sur un mode pulsionnel oral (d’ingestion) et agressif (de rejet). Il est probable que, parmi les représentations, attisées par la représentance, se trouvent celles de l’énonciation d’un groupe de mots (par exemple, les noms des sœurs, le propre prénom, le mot fretten) qui se recoupent au niveau du groupe de phonèmes /ef/. Quand le refoulement s’étend, les contenus inconscients très investis vont exercer un grand pouvoir d’attraction sur un matériel linguistique assonant — de façon telle que F. en vient même à produire des phrases à première vue insensées ou incohérentes, tant qu’elles lui procurent l’occasion de se « défouler » sur les /ef/. Il s’agit des représentations de mots substitutives. En d’autres termes, on pourrait avancer que le fantôme d’Ef est le pendant sensorimoteur de l’opération de refoulement dans le cas de F.

À première vue, F. semble dire n’importe quoi. En même temps, il semble éprouver un grand soulagement dans l’énonciation du premier mot « effet », qu’il prononce avec emphase, et semble s’en étonner brièvement. Après cette première énonciation dans ce qui peut être ressenti comme une tentative de clarifier cette étrange intonation, il insiste sur de nouvelles explications qui lui permettent de répéter le mot « effet » et de renouveler son vécu de soulagement; ensuite il répète le mot plus librement, ainsi que d’autres variantes sur /ef/. Il n’est cependant pas conscient de produire une série en /ef/. Ce n’est qu’en trébuchant par hasard sur ses mots que quelque chose bascule. À la fin de l’extrait, F. mentionne les protéines. Une association est faite entre « protéines » — F. prenait des protéines séchées tous les jours pour accroître sa musculation — et fretten, qui est le mot argot flamand pour « manger ». Soudain, ce mot semble le frapper. Il dit en flamand: Fretten. Miljaarde. Fretten, se met à rire et se tait — là-dessus la séance est close.

Le motif d’organisation des phonèmes ne fait pas partie de l’énonciation consciente: F. n’est pas conscient d’un possible lien entre son dit et les thèmes conflictuels sous haute tension. Mais en disant fretten, il entend soudain sa propre énonciation, c’est-à-dire la résonance entre ce mot et une signification — pour le moins celle de son propre prénom. Cette résonance entre le mot « bouffer » et une signification identificatoire du sujet (le prénom) et de sa famille (les sœurs) est alors reliée à un éventail d’associations à thèmes existentiels. Cette résonance implique, par exemple, toute l’importance du thème de la nourriture pour F. et dans sa famille et son histoire. Par exemple, la mère de F. avait été nourrie par son père à elle aussitôt qu’elle fut enceinte de F. Elle ajoute: « Père avait pris l’habitude de faire systématiquement deux repas, parce que je vomissais toujours le premier.». La nourriture est aussi remarquablement dérégulée au sein du ménage des parents de F., où règne une culture de médicaments, vitamines, substances soignantes, compléments nutritifs, etc. Au cours de ses visites au centre psychiatrique, la mère juge systématiquement son fils sur son gain ou sa perte de poids et elle a aussi tendance à solliciter son avis à propos du sien. Il y a une association entre le thème de la nourriture dans l’histoire de F. et une impression de menace ou de danger. Par exemple, au cours d’une séance, F. jouera à nouveau avec ce mot fretten ainsi qu’avec d’autres variantes phonologiquement proches. Il fera ainsi, à son propre étonnement, un lien entre fretten et l’organisation terroriste ETA, qu’il entend alors tout à coup comme Eet da! (« Mange ça! »). Toutes ces associations peuvent avoir été activées plus ou moins fortement en parallèle et mener ainsi à une impression générale de confusion — comme cela semble avoir été le cas. Le mot de fretten n’est pas anodin pour F., et il semble que, au moment où il s’écrie Miljaarde, l’assonance du mot avec son prénom prend sens.

Il n’est pas nécessaire pour F. de saisir explicitement ou consciemment toute la signification ou toute la portée de cette assonance pour que néanmoins la prise de conscience de ce qu’il y a du sens à trouver change les choses, et notamment change les choses au niveau de son entendement et de son énonciation. On pourrait dire que cette prise de conscience du sens fait basculer le fantôme d’Ef. En effet, bien que F. ait fait de son mieux pour choisir des mots et des phrases à thèmes généraux et anecdotiques, lui permettant de ne pas s’entendre, le trébuchement sur fretten déclenche l’entendement. Bien que cette compréhension ne soit pas aussi profonde qu’on pourrait le supposer — par exemple, elle ne donne pas encore accès aux thèmes directement incestueux —, elle fait en sorte que l’intention articulatoire n’est plus structurellement déconnectée de la réalisation de l’articulation. Par conséquent, le fantôme bascule et une activité représentationnelle, associée au résidu entre intention et réalisation, commence à jaillir. En effet, avec le trébuchement la série articulatoire en « ef » prend fin et, dès les séances suivantes, certains thèmes existentiels sont explorés.

Notes
716.

Au moment du traitement, il est sevré de tout abus de substance et est sous médication neuroleptique et antidépresseur. Bien que le patient soit anonyme, certaines données précises le concernant sont changées de façon que la description clinique ne puisse être reconnue. Voir BAZAN A. & VAN BUNDER D. (2005). Some comments on the emotional and motor dynamics of language embodiment. A neurophysiological understanding of the freudian unconscious. Dans Body Image & Body Schema, Interdisciplinary Perspectives, dir. H. De Preester et V. Knockaert, Amsterdam et Philadelphia, John Benjamins, 49-107.