II.4.2.5 L’inconscient est structuré comme un langage

[L’inconscient est structuré comme un langage717]

Nous avons proposé l’idée que le refoulement freudien pourrait s’articuler au niveau physiologique comme une situation de décalage plus ou moins structurel entre intention ou désir et réalisation de ce désir et que s’ensuivrait l’émergence d’un fantôme moteur ou phonémique. Ce fantôme se manifesterait psychiquement par l’occupation de l’espace mental par des représentations substitutives — représentations de mots ou de séquences de phonèmes — d’une même forme, mais d’une sémantique souvent radicalement différente, et qui ne sont pas capables de tarir l’investissement venant de la représentance de la pulsion conflictuelle ou de satisfaire le déséquilibre (corporel) premier d’où l’élan pulsionnel est parti.

Par extension, nous proposons que l’inconscient freudien, qui est un inconscient dynamique — au sens où il résulte du mouvement de refoulement —, se manifeste physiologiquement sous la forme d’un réseau de champs de tensions créé par un tissu de fantômes phonémiques particulier au sujet. C’est-à-dire que l’organisation de l’action, dont l’élan est donné d’abord par la pulsion, bute contre un réseau de tendances à agir selon certaines formes préétablies durant l’histoire du sujet qui attire et dirige l’énergie pulsionnelle vers ces voies « autoroutes » déjà tracées. Ce tracé correspond en fait à la cristallisation de séquences de programmes moteurs, de séquences d’action ayant acquis une certaine autonomie. Pour ce qui est de l’action non linguistique, ce mécanisme n’est pas proprement humain. C’est la structure essentiellement ambiguë, propre au langage humain, qui permet le refoulement en répondant à la pulsion et à sa représentance par la forme mais en les trompant sur le contenu. S’ensuit un non-assouvissement du déséquilibre pulsionnel premier, et donc une tension corporelle, d’une part, et l’émergence de structures motrices de type fantôme de l’autre. Afin d’éviter l’activation de la sémantique censurée, ces fantômes phonémiques écouleront leur activation par des actions substitutives à forme d’élocution égale (ou proche). En d’autres termes, ces fantômes phonémiques sont alors dotés du pouvoir de contribuer à l’organisation de l’action du sujet et on peut penser que leur influence est d’autant plus grande que les tensions pulsionnelles à leur origine sont fortement activées (directement ou indirectement) par le contexte.

L’hypothèse du livre est alors que les fantômes phonémiques organisent la structure de l’inconscient: l’inconscient dynamique serait une sorte d’espace d’action linguistique sous-tendu par des attracteurs phonémiques718. En effet, il y a dans l’histoire de tout sujet un nombre de séquences de phonèmes ou de fragments de parole, dont l’investissement énergétique est particulièrement important, c’est-à-dire qu’ils ont acquis durant l’histoire du sujet un (très) grand pouvoir de mobilisation du corps interne. Il s’agit fréquemment des prénoms et noms, les siens et ceux des proches, de noms de lieux, d’expressions familiales, de phrases allusives. Ces noms ou expressions importants de la prime enfance, quand leur conditionnement à une valence affective a pu se faire sans saisissement de la sémantique à part entière, subissent une « modération » structurelle, c’est-à-dire qu’un décalage plus ou moins structurel empêche que leur retour proprioceptif ne déclenche chaque fois un choc affectif. L’idée serait alors que ces fragments-là deviennent particulièrement susceptibles de faire émerger des fantômes phonémiques, dont la trace — c’est-à-dire le retour du refoulé — se lit en clinique. Ces fantômes phonémiques se trahissent par la présence répétée de mêmes fragments phonémiques dans des séries de mots « symptômes », séries de mots ayant trait à des choses, personnes, idées ou activités importantes pour le sujet. Il en résulterait donc que l’élocution du sujet serait particulièrement touchée par la verbalisation de ces représentations de mots substitutives qui agiraient comme des principes organisateurs719. En d’autres termes encore, et pour en revenir à Lacan, ces fantômes phonémiques ressembleraient dans ce sens aux « signifiants maîtres », c’est-à-dire à ces signifiants qui reviennent fréquemment dans le discours d’un sujet et qui semblent indiquer une préoccupation psychique particulièrement investie pour ce sujet-là.

En conclusion, nous proposons donc l’hypothèse que la structure de l’inconscient est donnée par des séquences de phonèmes d’une importance particulière pour le sujet qui ont, du fait qu’il y a une difficulté structurelle à ce que leur articulation effective puisse répondre à leur activation centrale, formé peu à peu un tissu de « fantômes phonémiques ». Ces fantômes phonémiques, cherchant à s’exécuter, fonctionnent alors continuellement comme des attracteurs de l’énergie psychique dans l’espace d’action du sujet. En termes plus simples, ces phonèmes fantômes organiseraient la structure de l’inconscient.

Notes
717.

Voir aussi BAZAN A., GEERARDYN F., KNOCKAERT V., VAN BUNDER D. & VAN DE VIJVER G. (2002). Language as the source of human unconscious processes. Evolution and Cognition, 8, 1-8.

718.

Un attracteur a la capacité de transformer l’état d’un système de façon permanente (KAUFFMAN S.A. (1993). The origins of order: self-organization and selection in evolution, New York, Oxford University Press, p. 178).On peut le concevoir comme un principe directeur, un réseau préétabli vers lequel toutes les trajectoires à proximité convergent (TSONIS A.A. (1992). Chaos: from theory to applications, New York, Plenum Press, p. 67). Dans le cas de F., ce sont les phonèmes /ef/ qui jouent le rôle d’attracteur; dans le chaos de son discours la série /ef/ lui procure un point de repère plus ou moins stable et récurrent. Voir aussi, BAZAN A. & DE GRAVE D. (2003). Phonemes as organizing strange attractors, inédit.

719.

Le psychologue Robert Haskell a mis au point une méthodologie permettant de suivre le parcours cognitif de la double signification d’un discours, qui émerge d’une lecture littérale des phonèmes (HASKELL R.E. (2003). Sub-literal (SubLit) language and cognition. Journal of Mind and Behavior, 24, p. 347-400). Par exemple, la lecture phonémique du groupe de mot « The stuffy nose » donne également « The stuff he knows ». L’épaisseur de l’énonciation dans un échange social inclut donc également, outre le discours explicite traitant d’un objet extérieur à l’échange, une couche qui n’est pas vécue consciemment, qui s’articule au niveau de la polysémie phonologique et qui traite de la relation entre les interlocuteurs (HASKELL R.E. (1999). Between the lines: unconscious meaning in everyday conversation, New York, Insight Books, Plenum Press; HASKELL R.E. (2001). Deep listening, hidden meanings in everyday conversation, Cambridge (Mass.), Perseus Publishing.