Conclusion

Dans cette réflexion neuropsychanalytique, une approche a été proposée qui ne prend pas son point de départ dans une métapsychologie psychanalytique aboutie dont les éléments (p.ex. l’inconscient, le refoulement) ne seraient plus qu'à localiser ou à identifier physiologiquement. De la même façon, elle ne prend pas son départ dans une neurophysiologie dont la science est considérée comme aboutie et dont les substrats cherchent simplement une fonction psychique. Le point de départ de cette réflexion est la conviction que tant la psychanalyse que les neurosciences nous informent, en fin de compte, à propos du même appareil mental. En effet, si le psychique se conçoit comme une structure dynamique, dont le fonctionnement se laisse déchiffrer à travers une histoire et ceci à diverses strates, il requiert pour l'appréhender un espace de compréhension multiple, bien qu’il ne s’agisse pas pour autant d’un espace illimité ou hasardeux. Ce travail peut montrer l'utilité d'un dialogue et d'une mise en rapport d'approches et de façons d’interroger semblant a priori sans commune mesure. Dans l’exercice de va et vient entre langages, différents concepts – par exemple le concept de signifiant, les concepts d’intention et de désir, le concept d’inhibition – peuvent être considérés comme des « zones d'échange » exigeant, des deux côtés, un effort continuel d'explicitation. Le résultat d’une telle « négociation » ne peut être anticipable à partir d’un cadre ni de l’autre, mais peut prendre forme en se stabilisant à travers quelques points d’imbriquement qui s'imposent comme des clés de traduction ou d'interprétation, permettant de déchiffrer certaines données de manière cohérente à travers les différentes perspectives.

Parmi les clés qui se sont stabilisées à travers la réflexion présente, le concept de signifiant fut un point de départ qui se révèle dans son élaboration un concept de choix d’intersection des deux cadres – proche du concept de trace proposé par Ansermet et Magistretti – puisqu’opérationnalisable de façon pertinente dans un cadre psychanalytique (sur le versant de l’énonciation du sujet) comme dans un cadre neuroscientifique (sur le versant de la motricité articulatoire ou linguistique). Or, c’est dans le développement de cette réflexion sur le signifiant que d’autres points d’imbriquement ont insisté et se sont imposés, dont en particulier celui de l’inhibition (de l’action). En effet, si le langage est action, et même souvent initiative d’action, sa dynamique s’inscrit dans celle plus générale de la motricité et en particulier dans ce domaine des neurosciences en plein essor, qu’est celui de la sensorimotricité. Or, le modèle sensorimoteur et le modèle Freudien se retrouvent dans l’entrecoupement en ce qu’il s’avère que, dans les deux modèles, pour qu’il y ait action adéquate, il doit nécessairement y avoir inhibition. Plus encore, quand il s’agit d’action adéquate, il s’agit pour les deux modèles de la possibilité de l’organisme de s’orienter, c'est-à-dire de faire les distinctions qui s’imposent pour cette orientation, dont crucialement la distinction entre ce qui est généré intérieurement et ce qui vient de l’extérieur. Pour un modèle comme pour l’autre, le développement de la réflexion à l’intersection aboutit à la conception d’une extériorité qui fera irruption intérieure en tant que ce qui a résisté à l’inhibition ou à la fuite, c'est-à-dire qu’il s’agit de l’instance où il y a faille dans la constitution de l’extériorité. Il apparaît en outre que, pour que ce modèle puisse fonctionner, il faut supposer l’existence d’un système d’inhibition très ciblé, puisqu’il doit pouvoir faire ressortir précisément ce qui dans la façon d’appréhender le monde extérieur n’a pas été anticipé. Or, c’est alors cette précision qu’offre le modèle des copies d’efférence, qui permet de calculer point par point les changements de paramètres anticipés en retour d’un mouvement de l’organisme. C’est dire que l’organisme dispose d’un système qui présentifie – bien qu’en négatif – le mouvement avant qu’il ne se fasse, rejoignant ainsi l’idée – cruciale dans les deux cadres – que la représentation émerge de l’action non (encore) exécutée. C’est dire aussi que l’inhibition est condition de la représentation, ou encore que c’est de la nécessité d’instituer les distinctions vitales entre intérieur et extérieur que se constitue le psychique.

Pour l’humain dans cette histoire, la nécessité d’instituer tant bien que mal quelques distinctions permettant une action plus ou moins adéquate est autrement impérieuse du fait qu’il y a tissage intime et précoce des liens et que le langage dans sa circulation se saisit facilement tant de l’appareil mental que de l’appareil physiologique des sujets, rendant complexe l’identification du lieu d’où ça parle. C’est alors dans le mouvement spécifique du refoulement du langage, bien qu’il s’organise sur le même moule que l’inhibition de l’action, que, du fait de sa structure ambiguë, apparaîtraient des fantômes, appelés fantômes phonèmiques puisqu’organisés sur un mode moteur. Ces fantômes, représentations en négatif des fragments de paroles refoulés, seraient donc les restes irréductibles de ce qui aurait permis une action plus ou moins adéquate du sujet dans une communauté – et souvent dans une intimité – humaine particulièrement confuse. En produisant ce reste qui est aussi vestige d’une histoire singulière du sujet et de sa filiation, ces fantômes qui hanteraient nos paroles, permettraient alors de délier quelque peu l’étau de l’intime sur le sujet dans l’actualité, mais au prix d’un resserrement du tissage sur un mode inconscient du sujet dans son histoire. C’est dire aussi que l’humain est pris dans le langage quoi qu’il fasse, assertion dont le présent ouvrage s’est employé à montrer quelques unes des logiques psychiques, physiologiques et épistémologiques.