Décaler. Du problème social à la problématisation sociologique

Par delà le regard critique que je porte sur ces productions, il me faut affirmer que l’incompréhension et la révolte que suscitent en moi les crises socio-environnementales actuelles sont la part maudite du présent travail. Pourtant, il sera très peu question d’écologie dans cette recherche. Mais les problèmes environnementaux et sociaux contemporains ont quelque chose à voir avec mon engagement dans la recherche anthropologique. En effet, depuis l’enfance, la nature m’a toujours attiré et intéressé. Encore aujourd’hui, j’aime les promenades champêtres et cultive un jardin qui subvient à une partie de mes besoins alimentaires. Adolescent, je me destinais à devenir garde forestier, ou naturaliste. De la seconde à la terminale, j’ai donc étudié dans un lycée agricole. J’y ai acquis quelques rudiments de biologie, de zootechnie, de phytotechnie, de technique de production, d’histoire de la PAC, de législation et d’écologie (qui, avant d’être une idéologie, est une science demandant des allers-retours entre le terrain, le laboratoire et l’écriture). C’est surtout dans cette dernière discipline que j’ai été initié aux questions environnementales. Le cours était construit de telle manière que l’on saisissait aussi combien les problèmes écologiques étaient imbriqués avec des problèmes sociaux et politiques.

Alors que la « crise de la vache folle » atteignait son paroxysme, je ne comprenais pas que dans les matières techniques nous ne questionnions pas le dispositif de production agricole sur ces aspects éthiques et épistémologiques. En effet, sur le plan technique, la critique des OGM et les réussites positives de l’agriculture biologique et raisonnée auraient permis d’envisager, en un lieu de formation des futurs professionnels de la nature et de l’agriculture, des techniques moins prédatrices envers l’environnement et éthiquement mieux insérées dans la mondialisation (critique du système de subventions agricoles qui conduit à la sous-alimentation de populations vivant sur des terres productives…). Cette impression d’un manque de réflexion dans les programmes, ajouté à un goût pour la philosophie et à un attrait pour la pensée de Claude Lévi-Strauss, dont j’avais lu l’ouvrage Race et histoire, ont fait que je me suis tourné vers l’étude de la culture plutôt que vers celle de la nature. Ainsi, au sortir du baccalauréat, je me suis inscrit en faculté de sociologie, et non à l’ISARA ou en BTS Gestion et Protection de la Nature (GPN).

Plus tard, la découverte de la pièce de Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non provoqua en moi une véritable jubilation. Elle mettait le doigt sur une dimension de l’expérience qui m’intriguait. Dans ce huis clos, un personnage, H1, rend visite à H2, son ami de toujours. Il veut comprendre pourquoi ce dernier ne vient plus le voir. Dans un premier temps, H2 refuse la discussion, arguant que « c’est… c’est plutôt que ce n’est rien… ce qui s’appelle rien… ce qu’on appelle ainsi… en parler seulement, évoquer ça… ça peut vous entraîner… de quoi on aurait l’air ? Personne du reste… personne ne l’ose… on n’en entend jamais parler… […] ce n’est rien qu’on puisse dire… rien dont il soit permis de parler »5. Or, l’éloignement de H2 proviendrait du fait que son ami aurait répondu : « c’est bien…ça… », alors qu’il se vantait d’une réussite quelconque. Surpris, H1 trouve ridicule qu’on puisse s’offusquer d’un « c’est bien ça ». H2 précise : « il y avait entre « c’est bien » et « ça » un intervalle plus grand : « c’est biiien… ça » Un accent mis sur « bien »… un étirement : « biiien… » et un suspens avant que « ça » arrive… ce n’est pas sans importance ». Ce passage, puis d’autres pièces de l’auteure, m’ont permis de formuler un questionnement que j’avais sur le bout de la langue. La thématique du langage, mais surtout de l’articulation entre affect, signification et action, était, dans cette œuvre littéraire, explorée de manière fascinante.

Cherchant un sujet d’étude pour la maîtrise d’ethnologie (j’avais travaillé en sociologie sur la catégorie des vétérinaires puis sur l’engagement dans l’espace public), je me débattais avec ces idées jusqu’à la lecture de La peur de la nature, de François Terrasson (1993). Les analyses de ce naturaliste, imprégnées de références implicites à l’anthropologie, à la philosophie et à la psychanalyse, m’ont beaucoup stimulé. Mais je lui dois surtout de m’avoir fait découvrir un objet de recherche : le rapport urbain que nous entretenons avec la nature. Je suis donc parti au Brésil, dans l’état du Ceará pour étudier « les émotions au contact de la nature ». J’ai alors réalisé une comparaison entre, d’une part, des pratiques de loisir vécues par des villageois dans les environs de leur lieu de vie, et, d’autre part, les pratiques de touristes brésiliens se rendant sur la plage de Jericoacora (qui commençait à devenir un haut-lieu du tourisme international). En DEA, je décidai de poursuivre ma recherche en France, dans une station de sports d’hiver, en Maurienne. Je comparais alors le sentiment de nature vécu dans la pratique de la randonnée en raquettes à neige, et celui qui pouvait être vécu dans la pratique du ski alpin. Commença alors à se dessiner l’intuition d’une différence entre les rapports français et brésiliens à la nature. Outre la dimension historique de ce rapport, il me semblait que les pratiques des touristes français étaient plutôt marquées par une valorisation de la technicité, de la métrique et de l’autonomie (performance, gestion de l’effort, mesure du temps, des distances…), alors que les pratiques des touristes brésiliens étaient plutôt marquées par un discours teinté de mysticisme (évocation de Dieu face au paysage, thématique de l’énergie, de l’astral…), et que leurs activités se déroulaient très souvent en compagnie d’un guide local.

Dans son ouvrage, François Terrasson avance que le processus européen de civilisation porte une profonde peur de la nature (du hasard, de la souillure…) et des êtres qui lui sont associés (femmes, bergers, sauvages…). J’avais jusqu’ici cherché à reprendre cette analyse, qui est aussi développée par les anthropologues. Je l’articulais avec celle de Jean-Paul Filiod (1996), qui énonce, en reprenant l’idée lévi-straussienne, que les images de la nature présentes dans le quotidien urbain (posters, fonds d’écrans, miniatures…), sont « bonnes à penser ». L’idée m’est alors venue d’avancer une hypothèse qui renverserait chacune des deux propositions. La nature ne serait pas simplement objet de peur, mais aussi d’amour. Surtout, elle pourrait être bonne à ne pas penser. Notre civilisation afficherait-elle un amour de la nature pour ne pas la penser politiquement ? Les discours d’amour adressés à la nature relèveraient-ils d’un ordre mythologique, non plus seulement au sens de Lévi-strauss, mais aussi au sens de Barthes. Ainsi, ils recouvriraient la peur de la nature, la plieraient à l’intérieur de la culture. Ce mécanisme aurait alors pour fonction de cacher l’ordre social qui s’appuie sur cette aversion, il en voilerait la dimension politique. Le tourisme vert, et « l’amour de la nature » qui l’accompagne, serait-il une pratique rituelle portée par une mythologie urbaine (et bourgeoise, si l’on reprend la définition barthésienne du mythe) ? Si tel était le cas, quelles en seraient les fonctions, et quels intérêts servirait-elle incidemment ? Si la peur de la nature implique une valorisation de la civilisation (européenne), à quel type de pouvoir s’associerait cette mythologie ?

La pratique de la randonnée pédestre m’a alors semblé pertinente pour prolonger ma réflexion. Elle permettait d’interroger de façon décalée un rapport moderne à la nature. Pratiquée en France et au Brésil, elle offrait aussi la possibilité de mener une comparaison anthropologique. Que vont chercher les randonneurs français et brésiliens lorsqu’ils se rendent au contact de la nature ? Quelles expériences vivent-ils ? Que quittent-ils ? Quelles valeurs, quels affects et quels imaginaires portent-ils ? Quelles sont les ressemblances et les différences entre les deux pratiques ? Quelles sont les possibilités heuristiques qu’offrirait une ethnographie comparée ? Ce qui est intense et visible dans une localité, est-il diffus et sous-jacent dans l’autre ?

Car les deux cultures sont inscrites dans un même « processus de civilisation » (Elias : 1973), elles en expriment deux modalités et définissent deux champs de possibles à la fois proches et distants ; parfois congruents, parfois opposés. La trame commune de la modernité occidentale me semble permettre de comparer ce qui, de premier abord, semble incomparable (Detienne : 2000). Une étude du loisir et de l’aventure touristique permettrait alors d’ouvrir sur une compréhension plus générale du rapport contemporain à la nature. Le détour par la compréhension de la randonnée pédestre, et d’abord par sa description ethnographique, vise donc à ouvrir la possibilité d’un éclairage latéral sur un ordre social et sur son rapport à la nature et aux êtres qui lui sont associés. J’étudierai les variations de ce que je nommerai le « rituel excursif » entre, d’une part, la France, sur le GR20 de Corse pour des randonneurs français, et, d’autre part, le Brésil, sur les sentiers de la Chapada Diamantina, dans l’état de Bahia, pour des randonneurs brésiliens.

La réflexion sur le langage proposée par François Laplantine, ainsi que le développement d’une anthropologie des émotions, m’ont amené à considérer le tourisme vert d’un point de vue affectif. Ces approches permettent de ne pas déconsidérer l’importance de l’imbrication du langage et du corps dans les rapports sociaux ainsi que dans les expériences individuelles. Elles invitent également à reprendre le projet maussien, non seulement sur la thématique des techniques du corps, mais aussi sur le développement d’une science humaine où sociologie et psychologie dialogueraient. D’un point de vue méthodologique, elles considèrent aussi l’implication du corps de l’ethnologue dans la recherche. Le concept de corps permet donc de multiples trajets dans le registre de l’expérience. Il peut consister en un point de départ systématique de la description des situations observées. Comment agissent les corps, comment se mettent-ils en scène, que disent-ils, que ressentent-ils, que désirent-ils ? Mais aussi : qu’évitent-ils, que rejettent-ils et que répètent-ils ?

Les deux localités où ma recherche s’est déroulée sont des parcs naturels en partie financés par l’État national. L’espace, la faune et la flore y sont protégés, et les activités humaines fortement surveillées. Le tourisme a pris le relais d’une activité pastorale en déclin pour la Corse, et d’une activité socialement et écologiquement violente (la recherche de diamants) dans la Chapada Diamantina. Dans les deux localités, le tourisme est une activité économique de premier rang. Dans les deux cas aussi, ces territoires entretiennent un statut ambigu avec les métropoles. L’autochtonie, la négritude, l’insularité corse ou l’« intériorité6 » de la Chapada Diamantina, alimentent un plaisir touristique exotique qui s’élabore dans une mise en désir de ces sites par l’extérieur (essentiellement les grandes villes, et plus particulièrement Paris et São Paulo). Les deux localités sont donc rendues attrayantes par des flux d’images (mediascape, au sens d’Appadurai) qui motivent un imaginaire de soi dans ces milieux naturels.

Ces deux terrains sont à la fois proches et lointains. Lointains dans la mesure où le Brésil fut une colonie et que la France fut une métropole. Mais les choses se complexifient si l’on considère que la Corse fut aussi une colonie, et que São Paulo, d’où proviennent la quasi totalité de mes interlocuteurs, fut autrefois une force colonisatrice. Lointains aussi parce que la terre, l’agriculture, le travail de la matière première, ont eu des histoires différentes ; le Brésil étant entré dès le début de la colonisation dans une agriculture de monoculture industrielle et extractiviste. Lointains enfin, dans la mesure où le Brésil garde une forte empreinte de son passé esclavagiste et raciste. Mais proches, dans la mesure où le racisme est présent en France (sous couvert de républicanisme) et que ce pays reste largement impérialiste (programme France-Afrique ; pouvoir de premier ordre dans les grandes instances de décisions internationales). Proches, parce que le commerce a toujours lié métropoles et colonies, et que les hommes et les marchandises ont beaucoup circulé entre la France et le Brésil. Proches aussi par le truchement du Portugal, si européen. Proches encore, dans la mesure où les deux pays sont englobés dans ce qu’Henri Lefebvre (1970) appelle la réalité urbaine. Enfin, leur proximité tient au fait que les randonneurs français et brésiliens appartiennent à des classes moyennes comparables. Ils exercent des professions d’employés, de cadres supérieurs, des professions libérales ou intellectuelles supérieures. Les deux populations interrogées sont aussi détentrices d’un capital culturel de niveau supérieur et habitent généralement dans des grandes agglomérations.

Le phénomène social qui sera étudié ici est donc plissé. Les ramifications de son héritage historique tracent des lignes de fuite qu’il nous faudra parcourir. Mais, la randonnée pédestre étant une activité sportive qui mobilise l’apprentissage de techniques du corps, je commencerai (première partie) par la description de deux expériences de terrain vécues en compagnie de personnes qui se sont perdues. Nous entrerons donc dans le « rituel excursif » en approchant la pratique de la randonnée pédestre par l’erreur. À partir de deux événements ethnographiques, l’un survenu lors de mon arrivée sur le GR20, l’autre lors de mon arrivée dans la Chapada Diamantina, je tenterai de dégager deux modalités imaginaires de la marche. Elles serviront par la suite de fil directeur à la comparaison des manières françaises et brésiliennes de pratiquer. Une attention particulière sera portée à la « culture matérielle » (Warnier : 1999) et à l’imaginaire, notions qui seront définies en chemin. Après avoir dégagé inductivement des points de départ pour la comparaison, j’examinerai les concepts de rituel et d’urbanité (deuxième partie). Ces considérations m’amèneront aussi à étudier l’histoire de la ville de São Paulo, qui me semble particulièrement éclairante pour comprendre le contexte brésilien. Puis, je proposerai un regard sur la modernité en articulant une histoire de la nature, une histoire du corps et une histoire du tourisme. Ainsi, au terme de la deuxième partie de ce travail, j’aurai défini, à partir d’une ethnographie analytique, un contexte socio-historique et des outils qui permettent de comprendre la pratique considérée.

La troisième partie visera la description et la compréhension des pratiques brésiliennes et françaises in situ. Je passerai d’un terrain à l’autre en considérant des écarts et des rapprochements entre les deux modalités excursives. J’analyserai d’abord l’entrée dans le rituel excursif. Puis je décrirai et interprèterai certaines expériences caractéristiques de la pratique, comme la façon dont les marcheurs s’alimentent, conçoivent l’organisation de la marche, se comportent entre eux ou, au Brésil, avec le guide. Je proposerai ensuite une description de ce qui se passe pour les randonneurs durant la marche. Pour terminer, j’analyserai la façon dont est vécue l’expérience esthétique du paysage. Je reviendrai alors sur certaines des questions qui ont ouvert cet avant-propos.

Le parcours de la comparaison distinguera généralement les deux terrains, mais, durant le dernier tiers de cette étude, ils se mêleront très progressivement pour se confondre avant d’être à nouveau clairement séparés lors de l’analyse conclusive. Il s’agira donc d’expérimenter une façon de comparer les résultats de deux études ethnologiques basées sur des descriptions ethnographiques et problématisées de manière anthropologique. Les observations ethnographiques serviront toujours de point de départ, mais je chercherai à les déplier pour me diriger tantôt vers des considérations historiques, tantôt vers des contextes sociaux et culturels contemporains, tantôt vers des analyses, des explications ou des réflexions d’ordre méthodologique, épistémologique ou éthique. Le texte pourra donc parfois avoir un aspect un peu décousu ou rhizomique. Il me semble en effet qu’il ressemble à un mille-pattes. Son corps est ethnographique, mais il s’appuie sur une dimension historique dont il cherche à rendre compte. Il s’appuie aussi sur le questionnement de thématiques (le sujet, l’imaginaire, le plaisir, le désir), qui demandent d’opérer des incursions dans la périphérie de la discipline anthropologique. Il m’a en effet paru pertinent de procéder ainsi pour rendre compte à la fois du cadre rituel dans lequel se déroule la pratique (la randonnée s’inscrit dans la ritualité vacancière) et à la fois de ce que ce cadre recèle d’énergie et de capacité de débordement. Nous pourrons aussi considérer comment le débordement peut être réinscrit dans des logiques de reproduction sociale.7

Notes
5.

Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, Paris, Gallimard, 1999. p. 25.

6.

Au Brésil, le territoire est divisé entre le « littoral », où se situe la grande majorité des villes, et « l’intérieur », qui est plus rural, et ainsi souvent considéré comme plus « archaïque », moins « civilisé ». Cette notion a quelque chose du regard parisien sur la « province » française.

7.

Le lecteur trouvera en annexe une liste des personnes et des groupes les plus fréquemment cités, ainsi qu’un glossaire des termes portugais.