Les histoires que je vais relater à présent me furent contées par le gardien du refuge, alors qu’il faisait une ronde pour vérifier que toutes les personnes campant sur l’aire de bivouac avaient payé leur place. Cet homme de 35 ans, né en Corse, travaillait dans ce gîte depuis six ans. Se définissant comme un « grand marcheur », adepte de la haute montagne et de l’alpinisme, il posait sur la pratique de la randonnée pédestre un « regard montagnard ». Sans entrer dans une analyse du rapport entre « locaux » et « touristes », sans non plus invalider ses dires, on peut rappeler qu’une stratégie de distinction, teintée d’emphase, reste à l’œuvre lorsque l’un des deux personnages du couple touristes/professionnels parle de l’autre. Chacun se réfère à ses domaines de compétence. Ceux du professionnel concernent plutôt la connaissance du milieu et la maîtrise technique.
Le gardien me rapporta le cas d’un homme qui marchait avec un baladeur CD. Il portait à la ceinture une « banane » contenant l’intégrale des Bee Gees, groupe de rock des années 70. Il réalisait ainsi le rêve d’être en pleine nature avec « sa musique préférée »10. Pour des raisons que le gardien ne connaissait pas, il s’était trouvé en difficulté. Considérant qu’il devait lâcher du lest, il abandonna d’abord sa tente, puis son sac de couchage sur le bord du chemin. Il arriva éreinté au refuge. Son précieux matériel était sauf, mais il demanda au gardien d’aller chercher les affaires qu’il avait abandonnées.
Une seconde histoire concerne un groupe de trois personnes. Pour des raisons que je ne connais pas, le groupe se sépara. Les deux personnes qui partirent en tête emportèrent les réserves d’eau, oubliant d’en laisser à leur compagnon. Celui qui resta en arrière portait le pain. Le gardien me dit qu’il voyait souvent des cas comme celui-ci : « les gens viennent de plus en plus dans un esprit de compétition, mais ils sont souvent mal équipés et ne connaissent pas les rudiments de la survie en montagne. Je vois beaucoup de groupes qui se scindent ». Ainsi, il lui était arrivé d’aller chercher un enfant, que son père avait laissé seul au bord du chemin : « le gamin avait un sac énorme, je l’ai trouvé à une demi-heure d’ici, les bras en croix au milieu du chemin ! ».
Il me conta le cas de marcheurs qui avaient laissé un compagnon en arrière. Le soir venu, ils signalèrent son absence au gardien, qui appela les secours. La personne s’était trompée de sentier et avait suivi le tracé d’un mare e monte 11 . Alors que les secouristes lui reprochaient son erreur, il argua qu’il n’était pas le seul à s’être trompé, il avait vu de nombreux marcheurs suivre cette direction. Or, selon le gardien, ces personnes ne marchaient pas sur le GR20, et le randonneur n’avait pas cherché à demander son chemin. Il répondit au secouriste qui pointait son manque de bon sens, qu’il voyageait « à la boussole et à l’azimut ». Croyant qu’il n’avait besoin d’aucune indication, mais ne s’étant pas préoccupé de la différence de marquage entre les deux sentiers, il avait persisté sur la mauvaise voie.
Concernant le matériel des randonneurs, le gardien me décrivit deux types d’usages opposés mais tout autant distants de la technique réussie. D’une part, certains marcheurs sont mal équipés (chaussures, sacs à dos, habits ou sacs de couchage) : « y’en a qui pensent que parce qu’on est en Corse il fait chaud… mais en montagne, il peut neiger même en été ! Les gens comprennent pas que la montagne c’est pas rien, c’est compliqué et ça peut être dangereux ! ». D’autre part, certains marcheurs sont trop équipés : ils emportent avec eux des altimètres, des boussoles, des GPS… mais n’ont pas de carte précise pour faire coïncider leurs coordonnées géographiques avec une représentation de l’espace dans lequel ils se trouvent. Leur matériel perd ainsi toute fonctionnalité concernant l’orientation.
Je demandai à mon interlocuteur ce qu’il pensait des installations mises à disposition des marcheurs. Je suggérais que celles-ci pouvaient rendre facile d’accès une zone qui nécessitait une certaine préparation. Sur ce point, il pensait que de plus en plus de randonneurs attendaient une prestation. Le refuge perdait son caractère montagnard pour se rapprocher du modèle standard d’hébergement touristique. Il trouvait inacceptable que l’on puisse se plaindre du prix du bivouac (3€50). Il me conta qu’un jour, un homme, trouvant que le prix méritait une prestation plus complète, exigea qu’on débarrasse son emplacement de camping des fourmis qui s’y trouvaient.
Au début des années quatre-vingt-dix, la firme Sony lança son premier baladeur CD. La publicité télévisuelle qu’elle diffusait pour en faire la promotion montrait un homme qui s’envolait en deltaplane, le lecteur accroché sur le ventre. Il survolait les montagnes en écoutant de la musique classique. Le spot se terminait pas le slogan de cette marque : « vous en avez rêvé, Sony l’a fait ».
Sentiers qui traversent la Corse dans le sens de la largeur, perpendiculairement au GR20.