Dans l’ouvrage Après le colonialisme, Appadurai (2001) étudie l’influence conjuguée des médias et des déplacements de population sur le travail de l’imagination. Ce travail constituerait « une caractéristique constitutive de la subjectivité moderne » (p. 27). Pour cet anthropologue, l’imagination serait devenue un marqueur social ; sa teneur est relative aux caractéristiques des groupes sociaux qui en sont les acteurs. Elle est donc distinctive. Dans le monde « post-électronique », l’imaginaire travaille les images mondialisées que véhiculent les médias. Assez proche en cela des analyses néomarxistes de Guy Debord, mais ne partageant pas le pessimisme qui anime les pages de La société du spectacle, Appadurai considère l’influence des médias et du star system dans leurs fonctions imaginative et agrégative. Ainsi, les médias électroniques « fournissent chaque jour les moyens de nous imaginer nous-même en tant que projet social » (p. 29). L’imaginaire situe chaque individu dans une « communauté affective » et dans un travail –ou un projet – de soi.
Le travail de l’imagination n’est ni « émancipateur, ni entièrement soumis à la contrainte, mais ouvre un espace de contestation dans lequel les individus et les groupes cherchent à annexer le monde global dans leurs propres pratiques de la modernité » (p. 30). Découle de cette conception de la dynamique culturelle, la nécessité d’envisager la réalité de manière fractale. En effet, chaque localité, chaque groupe, mais aussi chaque sujet, opère un travail diacritique qui consiste à tisser une trame de significations, où se font et se défont des rapports entre des « soi » (ou des « nous »), des technologies, des valeurs idéologiques, des valeurs financières, des images médiatiques et des groupes sociaux qui se meuvent dans l’espace mondialisé. La localité se définit comme une configuration particulière de ces rapports. Les cinq scapes 12 définis par Appadurai sont des flux qui entretiennent entre eux des rapports toujours plus disjonctifs. Chacun d’eux a tendance à s’autonomiser, tout en s’articulant aux autres par des « points de superpositions » (p. 68). D’autre part, si leur agencement est fortement impliqué dans la localité, ils ne sont pas isomorphes avec les frontières des États-nations. Pour mon travail, cette dynamique disjonctive sera conçue comme un éclatement de formes anciennes. Alors que le XIXe siècle laisse clairement apparaître un mouvement qui discipline et homogénéise les modalités de contrôle de l’espace social, du corps et de la production, le XXe siècle post-colonial semble faire éclater les formes de sociabilité jusqu’ici interprétables selon la logique centre-périphérie. Le divorce de l’État et de la Nation s’accompagne de formes et de pratiques sociales qui lient des localités de façon transnationale.
Si l’auteur s’intéresse plus particulièrement aux mouvements migratoires et à la dynamique historique des anciennes colonies européennes (en particulier de l’Inde), sa conception du travail de l’imaginaire semble applicable au tourisme. Ce phénomène est en effet très largement tributaire d’un travail de l’imaginaire. Il met en désir des localités, par concaténation d’images et de clichés dont les motifs ne sont pas cantonnés à l’intérieur des cadres nationaux. L’imagination touristique contribuerait ainsi à des projections dans l’espace et dans le temps en revisitant le passé et en anticipant le futur. Elle est « un carburant qui nous pousse à agir »13 (p. 34).
Ainsi, l’imagination travaille, négocie, fait et défait des modalités du social. Dans cette conception, le fantasme, l’imagination et la rêverie ne sont plus des divagations ou des erreurs d’une conscience bovaryste en mal de vivre car prisonnière du carcan du local. Avec la globalisation et la modernité, les horizons entrevus par les individus s’ouvrent et les rêves deviennent réalisables : rêves d’ailleurs (la montagne), mais aussi rêves de métamorphose de soi (devenir montagnard).
La fatalité de l’ordre local tend à se résorber par l’intercession de l’ailleurs. L’ailleurs, ou, pour être plus précis, les images venues d’ailleurs par le biais d’une médiatisation imaginative (interprétative), pénètre dans des localités qui sont elles-mêmes pétries d’imaginaires. Ainsi, les frontières du réel et du virtuel se brouillent. Ce passage de flux, cette dynamique diacritique, transforme et produit les localités. Celles-ci jouent à leur tour le rôle d’ « ailleurs » pour d’autres points de l’espace transnational. La théorie d’Appadurai permet d’étudier le local sans tomber dans l’impasse du primordialisme et du nationalisme, qui tendent à essentialiser la culture en l’associant à un territoire fermé et réifié. Si un tel monde semble rendre possible de nouvelles formes de libertés, il est important de souligner qu’Appadurai ne partage pas une vision idyllique de la mondialisation, où chacun serait enfin libre et heureux. Au contraire, sa vision de la globalisation lui permet de proposer une lecture affinée des violences propres à la configuration globalisée qui s’est mise en place au cours du XXe siècle. Avec une vigilance méthodique au langage nationaliste, il y pose une question fondamentale : qui colonise qui ?
Le point de vue forgé par Appadurai nous servira par la suite à analyser certaines des images mondialisées avec lesquelles les randonneurs français et brésiliens sont en prise. Pour l’instant, il nous permet de considérer le phénomène touristique comme une action modelée par un imaginaire qui s’inscrit dans la dynamique de la mondialisation. Désir urbain d’ailleurs, projet de soi dans un espace et un temps imaginés, la randonnée pédestre est un rite de consommation dont nous étudierons deux modalités particulières, l’une brésilienne (paulista), l’autre française. La notion d’imaginaire, associée à celle de flux, permettra de décrire les deux types de pratiques et d’en analyser les « carburants ».
Technoscapes, ideoscapes, fincancescapes, mediascapes, ethnoscapes.
Je souligne ici l’idée de carburant, car le terme peut surprendre sous la plume d’un auteur qui se réfère à des auteurs classiques tels que Durkheim ou Bourdieu.