Consommation et rythme biologique

Appadurai aborde les relations qui lient marchandise, consommation et technique du corps. S’appuyant sur Mauss, il considère que le caractère répétitif et discipliné de la consommation permet de la considérer comme une technique du corps. Ainsi, la consommation relèverait du registre de l’habitude, ce qui la dote d’une fonction structurante dans le rapport au monde, et, plus particulièrement, dans l’organisation sociale du temps. La périodicité des rythmes de consommation (quotidienne, hebdomadaire, annuelle, ou événementielle comme la naissance, le mariage et la mort), donne un sens et une importance sociale aux rythmes « naturels » de l’alimentation, du repos, de la sexualité, etc. Tout comme les rites de passage analysés par van Gennep, l’accumulation et la dépossession périodique de biens « constituent souvent la signification première de ces événements « naturels » au lieu de simplement les marquer d’une façon vaguement « symbolique » (p. 115). À l’aide de van Gennep, Appadurai propose donc de lier les Techniques du corps et l’Essai sur le don de Marcel Mauss. La vie, sociale et individuelle, prendrait sens au cours de passages entre accumulation et dépossession (dépense). Loin de se greffer sur le naturel, la rythmicité de la consommation déterminerait « en fait le style et la signification des passages « naturels » (p. 116). La consommation de biens n’est donc soumise ni au temps, ni aux « nécessités » du corps, elle les produit et les contrôle. Tout se passe donc comme si la satisfaction des « besoins primaires » n’était pas un but, mais une conséquence de l’activité symbolique mise en forme par les rituels de consommation. La fonction de survie parfois prêtée à l’activité symbolique n’est pas première, elle se noie dans des nécessités d’ordre anthropo-logiques.

Concernant les loisirs, Appadurai montre que le temps libre est le temps de la consommation :

‘Les activités de loisir deviennent la définition même de la consommation à discrétion et la consommation devient le processus qui crée les conditions de renouvellement de la force de travail ou de l’énergie d’entreprise nécessaire à la production. La consommation est donc perçue ici comme l’intervalle requis entre deux périodes de production. (p. 127). ’

Le loisir est un « temps hors du temps », mis sur le marché sous forme de bricolage, de voyage, de sport, etc. Ce temps, que l’on ne veut pas perdre, est dans un rapport analogique avec celui de la production. Pour le consommateur, comme pour l’entrepreneur, « le temps, c’est de l’argent », il est produit et justifié par le travail. Les vacances suivent la même logique temporelle que celle du travail, où l’on cherche à profiter de ce temps pour faire un maximum d’activités. Le vacancier, conscient de la distance qui le sépare de son retour au travail, se situe dans un « hypertemps » qu’Appadurai considère comme une forme de travail. Le vacancier se doit d’être compétent dans la gestion de ce temps marchand. De plus, la consommation vacancière requiert, non pas du temps, mais un revenu.

Le XXe siècle a opéré une transformation majeure du rapport entre temps et argent. La consommation qui avait cours lors de la première industrialisation dépendait d’une phase d’accumulation de capital faisant suite à un temps de production. Le temps libre sonnait comme une rétribution pour le temps ouvré. À cette cyclicité a succédé une ouverture des rythmicités sociales. La financiarisation de l’économie, et en particulier l’usage généralisé de l’endettement (la dette à la consommation), ont modifié l’expérience du temps dans ce qu’elle avait de périodique et de successif. L’économie de crédit fait de la consommation une compétence qui jongle avec des rythmes désynchronisés : taux d’intérêt, salaires, investissements immobiliers ou boursiers… La consommation « est à présent la pratique sociale qui amène les individus au travail de l’imagination » (p. 131). Elle les situe dans des rythmicités différentielles qui ont profondément modifié le rapport entre travail, accumulation et dépense. Les conceptions du temps et de l’espace sont à présent travaillées par les habitudes de consommation. Et l’image de soi est maintenant imbriquée dans cette dynamique à géométrie variable.