L’ouvrage de Jean-Pierre Warnier, Construire la culture matérielle, l’homme qui pensait avec ses doigts (2005), prend pour guide l’œuvre de Marcel Mauss. Il se saisit des pistes que le père fondateur de l’anthropologie française a laissées à ses successeurs : l’étude des techniques du corps et l’approfondissement des liens que pourraient entretenir la psychologie et la sociologie14. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la façon dont Warnier construit le concept opératoire d’imaginaire. Dans cet ouvrage, l’auteur s’attache à élaborer une théorie permettant de comprendre la « culture matérielle ». Cette dernière est conçue comme une dynamique articulant corps, représentations et objets. Ainsi, l’articulation du corps avec le monde extérieur est tributaire de la symbolisation et du langage. Il faut donc prendre pour point de départ le fait que les humains ne sont jamais en lien direct avec le réel, sous peine de mourir psychiquement.
Pour mener sa réflexion, l’auteur mobilise la psychanalyse freudienne et lacanienne. Il reconnaît la primauté de l’expérience du nourrisson, qui consiste en l’attente de la satisfaction d’un manque. L’éphémère et intense satisfaction que produit le contact avec la peau, le sein et le lait (satiété), laisse une trace à partir de laquelle, toujours, le désir partira. Il faut donc considérer l’existence d’une solidarité entre image (de l’objet matériel qui fait plaisir) et désir (du retour de cet objet qui parfois s’éloigne). Les sensations et le travail de l’imaginaire qui leur donne une signification, sont primordiales dans le processus de fissuration de l’omnipotence du nourrisson.
Pour Warnier, « l’imaginaire est toujours un imaginaire du matériel » L’imagination permet donc de jouer avec l’image de l’objet lorsque celui-ci est distant (le fort - da de Freud). Ainsi, le nourrisson peut se contenter, pour un temps, de l’image intériorisée (représentation) de sa mère. Au cours de cette activité symbolique, l’enfant ne joue pas avec des idées pures, il joue à combler un manque physique en mobilisant des images qui revêtent un caractère quasi-réel. Expérience kinesthésique, désir et imaginaire sont donc inextricablement liés. Ils sont les supports d’une élaboration complexe où l’individu devient acteur (sujet) dans un monde qui présente des dissemblances avec celui de l’imaginaire, et auquel il tentera de s’ajuster. En ce sens, « le fantasme s’inscrit dans l’espace qui sépare le désir de l’action et de la satisfaction » (p. 98). Notons qu’ici Warnier utilise le terme de fantasme (terme psychanalytique), non celui d’imaginaire ou de travail de l’imaginaire (termes anthropologiques).
. Warnier s’intéresse d’avantage à la psychanalyse, dont Mauss ne dit pratiquement rien.