Anthropologie et psychanalyse

Faire dialoguer anthropologie et psychanalyse est malaisé, certainement parce ces deux disciplines se servent parfois d’un même champ sémantique. Elles partagent un vocabulaire dont les significations sont à la fois proches et distantes. De nombreux signifiants leur sont communs, et le texte psychanalytique fait sens pour l’anthropologue. Les phrases gardent un sens, mais subsiste un doute de traduction. C’est peut-être pour cette raison qu’il est des mots et des concepts de la psychanalyse dont les anthropologues n’osent pas se saisir. Il me semble que dans l’exposé de Warnier, il en va ainsi pour le concept de jouissance. L’auteur lui préfère les termes de satisfaction ou de plaisir. Or, pour la psychanalyse mobilisée par Warnier, la jouissance est duelle (narcissique et hétérologique). Il en découle une mésentente sémantique, dans la mesure où l’évitement du concept de jouissance tend à faire correspondre les deux concepts d’imaginaire (celui de la psychanalyse et celui de l’anthropologie). Car, me semble-t-il, ce que Warnier appelle imaginaire correspond au fantasme de la psychanalyse. Pour le dire autrement, en évitant le concept de jouissance, Warnier ne mobilise pas la notion d’imaginaire psychanalytique, qui est marquée par l’inertie et qui se cantonne au monde interne. Bien que l’expression « travail de l’imaginaire » permette à Warnier de combler cet écart, je propose d’ouvrir une courte parenthèse pour considérer le concept psychanalytique de jouissance dans sa complémentarité structurelle avec le langage et le corps.

Warnier indique que l’image est une quasi-réalité, dotée de qualités sensibles (ou matérielles). Le désir, motivé par le manque, peut convoquer l’image de la chose perdue. Mais, dans une élaboration psychique plus complexe, il faut considérer le rôle du symbolique (le langage, l’Autre), dans une sortie du narcissisme par l’action motrice sur le monde extérieur. En effet, le jeune enfant ne se satisfait pas longtemps de l’illusion de satisfaction procurée par l’image de l’objet (le sein, un jouet…). Il va alors mettre en place des stratégies motrices et langagières (symboliques) pour arriver à se satisfaire, certes autrement et plus laborieusement, mais de manière plus autonome, ce qui lui permettra de payer sa dette au narcissisme. Il est important de noter que cette satisfaction du désir est nécessairement incomplète et décalée… on pourrait dire aussi qu’elle est surprenante, dans la mesure où le plaisir tiré d’une action ne correspond jamais à ce qui était initialement et imaginairement pré-vu, car la réalité s’y immisce. Pour partie, ce décalage consiste en un renoncement à la jouissance narcissique, cantonnée dans le circuit interne de l’auto-érotisme. Le complément corporel de ce renoncement fait le reste, et donne à cet écart entre la pré-vision du plaisir et le plaisir qui advient réellement, une plus-value qui débouche sur un autre type de jouissance : le plus-de-jouir15. Cette satisfaction est vectorisée par le langage et le corps. Pourtant, subsiste toujours un manque, car le sujet n’est jamais totalement satisfait. Ce manque est nécessaire. Il fonctionne comme une aspiration qui donne à l’impossibilité de jouir pleinement la charge de remettre le désir en jeu. En ce sens, le sujet est envie.

Le contrôle des pulsions par le surmoi, le passage du principe de plaisir au principe de réalité, font advenir une jouissance que Lacan (1974) invite à écrire d’une façon équivoque : jouis-sens (p. 22). Plus jouir16, c’est ek-sister (sortir de soi) en articulant le manque au langage et aux sens. Pour le psychanalyste : « le sujet de l’inconscient ne touche à l’âme que par le corps, d’y introduire la pensée » (p. 16), « l’homme ne pense pas avec son âme. […] Il pense de ce qu’une structure, celle du langage – le mot le comporte – de ce qu’une structure découpe son corps, et qui n’a rien à faire avec l’anatomie. Témoin l’hystérique. […] La pensée est dysharmonique par rapport à l’âme » (Lacan, 1974, p. 16-17). Le corps, en tant qu’il est pris dans un corps à corps, est donc lieu du langage. L’un et l’autre sont la condition du passage de la jouissance auto-érotique à la jouissance du monde extérieur, de la réalité, de l’Autre. Ils imposent au sujet une structure qui lui donne contour tout en l’ouvrant. Se joue ici une ambiguïté, une instabilité, qui fait osciller le sujet entre autonomie et hétéronomie.

Warnier semble hésiter à mobiliser la psychanalyse17. Pourtant, dans un chapitre essentiel à la construction de sa théorie, il s’appuie fortement sur les résultats de cette science. Une phrase de Miller, résumant la pensée de Lacan, me semble receler une indication qui conforte l’approche de Warnier en ce qui concerne l’imaginaire : « la réalité, c’est le fantasme, aux cinq sens près »18. En ce sens, la réalité est dans un rapport de continuité et de dépendance par rapport au fantasme. L’une et l‘autre ne s’opposent pas, car derrière la réalité, comme derrière le fantasme, se profile un travail pour la jouissance. Pourtant, les moyens sont différents : la satisfaction imaginaire hallucinatoire – la jouissance – ne satisfait que l’illusion du contrôle de l’objet ; alors que dans l’injonction du surmoi à ouvrir les yeux, l’imaginaire est cadré par le symbolique, aboutissant ainsi au plaisir – au plus-de-jouir. Dans ce schéma-ci, l’énergie se détourne de la satisfaction hallucinatoire pour se diriger vers celle de la réalité. Des éléments du monde dans lequel le sujet vit, traversent l’imaginaire et viennent se substituer à l’objet perdu/interdit. Il y a ici interpellation d’une altérité structurante qui canalise l’énergie de façon à s’ajuster au monde extérieur.

On peut aller plus loin. Chez Lacan, cette altérité (le symbolique) présente un trou, un manque. Ce trou est le lieu d’une articulation du symbolique et de l’imaginaire, car un élément de l’imaginaire vient s’y placer. La conjonction de cet élément avec le symbolique définit le fantasme. Pour le psychanalyste, le fantasme est donc une articulation entre imaginaire (narcissisme) et symbolique (culture). Une relation de conjonction/disjonction (le symbole ◊ dans les schémas lacaniens) définit le rapport du symbolique et de l’imaginaire. Le fantasme permet le passage (diacritique) de l’objet perdu/interdit vers des objets extérieurs. Le fantasme vient recouvrir (refouler) la jouissance interdite. Si le réel est toujours inaccessible (impossible), on peut alors considérer la réalité comme un « rêve éveillé ». Ce qui semble alors distinguer (et non opposer) le fantasme de la réalité, c’est la mise en jeu du corps dans le monde social par l’action motrice. Voilà pourquoi il me semble que ce que Warnier appelle imaginaire correspond plus à la notion psychanalytique de fantasme. C’est aussi la raison pour laquelle l’expression travail de l’imaginaire, utilisée par Warnier et Appadurai, est pertinente pour l’anthropologie. Elle évite l’impasse d’un imaginaire conçu comme un dépôt d’images (archétypes), sans pour autant adopter le vocabulaire psychanalytique, malaisément transposable dans les problématiques de l’anthropologie. Il y a donc de la corporéité dans le fantasme et du fantasme dans la réalité. Pourtant, dans la réalité, le corps est performatif. Il y a acceptation de la souffrance, et ouverture des sens sur le monde extérieur (social), de façon à s’y ajuster et à le transformer. Le plus-de-jouir est donc tributaire du sacrifice de l’instantané, au profit du processus et de la stratégie. Tel est le parcours du sportif qui accepte l’apprentissage corporel pour accéder à la victoire. S’il s’engage dans la compétition sans passer par le lent et difficile apprentissage de la technique, il se blessera à coup sûr.

La condition du passage du principe du plaisir au principe de réalité repose sur la castration, c’est-à-dire sur l’abandon de l’attente d’une satisfaction totale. Ainsi le moi peut investir le corps dans l’effort moteur et la performativité. Le corps, qui garde la trace de la satisfaction première du sein, se tend enfin vers l’Autre pour y trouver une satisfaction non plus imaginaire, mais symbolique, métaphorique. Ainsi, la satisfaction relève de la dynamique ambiguë du langage, qui structure l’investissement dans le monde de façon narcissiquement et socialement acceptable. Dans ce jouis-sens, recherché par d’autres moyens que ceux de l’imaginaire, s’ouvre une brèche, une dépression, qui laisse entrer de l’Autre et permet ainsi au sujet de s’ajuster au monde, de se construire et de créer. Cette satisfaction repose sur l’investissement du sujet dans la motricité. À son tour, il pourra ainsi interpeller le monde.

Dans son séminaire, Miller montre que Lacan, contrairement à Freud, ne place pas la jouissance comme première et primaire. Au contraire, la jouissance n’advient que secondairement, par l’intrusion de l’Autre qu’est le langage. La jouissance n’est donc pas antérieure à la réalité. Et le langage, c’est-à-dire l’Autre, est la condition de la réalité comme de la jouissance19.

Nous retrouvons ici le concept de « synthèse corporelle », utilisé par Warnier. La réalité, le langage, le plaisir et la jouissance ont pour lieu, pour condition et pour résultat, le corps. Il m’a semblé important de préciser l’articulation du corps du sujet avec le monde extérieur, en affinant l’exposé sur le fonctionnement de l’inconscient. Préciser le rapport entre le symbolique et l’imaginaire m’a amené à approfondir la question de la jouissance. Le concept de travail de l’imaginaire, qui correspond à celui de fantasme, s’en trouve, me semble-t-il, enrichi. La réalité, entendue comme le fantasme aux cinq sens près par la psychanalyse lacanienne, entre en résonance avec l’idée que « les techniques du corps sont des techniques de soi » (Warnier, 2005 ; 35).

Ainsi, le corps est l’interface entre production, perception et modification de soi comme du monde extérieur. Chez l’enfant, l’acquisition de l’activité symbolique s’élabore par la valorisation de sensations et d’expériences sensorielles (téter, déféquer, être porté, caressé…). Le processus de subjectivation qui permet à chacun de se structurer et de se singulariser, s’inscrit dans la rencontre du corps et du langage (l’Autre). Le sens et la sensation sont pratiquement coémergeants20. En ce sens, l’homme « pense avec ses doigts », car l’acquisition de la pensée symbolique correspond à l’acquisition du corps propre. La corporéité de la pensée correspond non seulement à la phase où le nourrisson gagne de l’autonomie, en faisant entrer le monde extérieur dans son monde intérieur par le mécanisme de la représentation (du sein, du lait, etc., puis de l’interdit), mais aussi tout au long de la vie, dans les mécanismes de production et de gouvernance de soi. La pensée est donc indissociable des significations que chaque culture utilise pour fabriquer le corps.

Une limite méthodologique à la discussion avec la psychanalyse doit être précisée. Il me semble, en effet, que par delà l’apport théorique de cette science, deux points invitent à rester prudent. N’est pas psychanalyste qui a lu de la psychanalyse. N’est pas analysé qui discute avec quelqu’un qui a lu de la psychanalyse. Je ne prétends donc pas faire une psychanalyse de H1, encore moins émettre un diagnostic clinique sur son comportement. Je me sers de cette discipline pour mener une recherche anthropologique qui ne néglige pas le fonctionnement de l’inconscient, mais qui ne se permet pas de franchir une frontière qui nécessiterait, d’une part, que je sois psychanalyste, d’autre part, que H1 soit l’instigateur d’un travail de cette nature.

Par la suite, je préfèrerai le terme anthropologique d’imaginaire à celui de fantasme. La notion psychanalytique d’imaginaire ne sera pratiquement jamais utilisée, car elle renvoie au monde interne de la satisfaction hallucinatoire. Quand il sera fait usage du sens psychanalytique, je parlerai d’instance imaginaire, ou je signalerai la provenance du terme.

Notes
15.

Pour compléter l’approche de Warnier, je me suis servi de notes prises lors des séminaires de Jacques-Alain Miller du 04/05/1988 et du 18/05/1988.

16.

Miller montre combien est complexe la construction d’une distinction entre la jouissance, qui relève du principe du plaisir, et le plus-de-jouir (ou plaisir), qui relève du principe de réalité. Il indique aussi que les deux termes ne sont pas dans un rapport dual, car le plaisir est subordonné à la jouissance. Cela explique que Lacan puisse parfois utiliser le terme « jouissance » de façon générique, le plaisir couvrant toujours une jouissance.

17.

S’il se sert de Freud, il ne fait référence à aucune publication. Par ailleurs, il ne site qu’un ouvrage de Lacan : Le séminaire, livre VII : L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.

18.

Lacan J., L'Étourdit, in Scilicet 4, Paris, Seuil, 1973, p. 16.,

19.

Le cours de Miller se termine sur l’idée lacanienne que « l’appareil de la jouissance, c’est le langage ».

20.

Certains psychotiques sont insensibles à la douleur.