La technique dans l’imaginaire de la randonnée

Que se passe-t-il lorsque H1, alors que nous sommes égarés, décide de couper à travers un espace non balisé pour retomber sur le GR20 ? L’étrangeté de son attitude n’est pas le simple indicateur d’une méconnaissance de la montage. En soi, la méconnaissance n’est pas motrice, elle n’amène nulle part, ne relie à rien. Or H1 semble, aux cinq sens près, connaître cette montagne. S’il ne s’est pas appuyé sur moi, ou plutôt s’il ne s’est appuyé que sur une partie de mes connaissances (le fait d’avoir une idée de la direction où se trouvait le GR), c’est qu’il était activement engagé dans un travail de l’imagination. Alors que j’avais déjà donné des gages d’une meilleure maîtrise de la marche, par nos discussions, par le fait même de l’avoir soutenu lorsqu’il était au bord de l’abandon (il y a probablement ici quelque chose qui tient de l’autorité), par mon conseil alimentaire ou par l’argumentation que je lui opposais afin de retourner sur nos pas, H1 semble ne pas avoir abandonné un système imaginaire (un fantasme), qui lui fournissait une image de notre environnement et une façon de s’y mouvoir. Il ne s’agit pas d’affirmer que H1 se cantonne au principe du plaisir, ou qu’il s’installe dans l’instance imaginaire. Il s’agit de comprendre l’intensité du travail de l’imaginaire qui l’a poussé à cette action. Car, ne nous y trompons pas, l’imaginaire psychanalytique est relatif au monde interne, au monde œdipien, notamment, non à la montagne. Les images de montagnes ne viennent pas de l’intérieur, elles proviennent d’un corpus de textes plus ou moins cohérents entre eux (médiascapes). Ainsi, le comportement de H1 donne à voir certains traits de l’imaginaire de la randonnée que fabrique la culture urbaine.

Le fantasme de H1 est une réalité à laquelle, il le dira lui même par la suite, il manque des éléments techniques. Cette réalité subjective est ici dysharmonique par rapport à la réalité de la culture montagnarde. Au moment où il décide de couper, il n’est pas (en fait, pas encore), détenteur d’une culture matérielle relative à la randonnée en montagne. Il est motivé par un imaginaire, en partie construit médiatiquement. Ce n’est donc pas le manque de technique qui est intéressant, mais ce qu’il cache. Car, tant que ce manque n’est pas envisagé, la montagne reste accessible selon des modalités qui relèvent de l’imaginaire touristique. H1 est donc animé par des images de la montagne et de lui-même dans la montagne. Dire le manque revient à cacher la teneur de cette motivation première. La performativité de ces images peut d’ailleurs le placer, du point de vue de la culture matérielle montagnarde ordinaire, dans des situations dangereuses. Pour le dire avec un vocabulaire plus anthropologique, H1 est en prise avec un mythe, mais ne sait pas encore orchestrer le rituel qui permettrait de toucher au sacré. D’où son abandon. Il renonce à son fantasme, car celui-ci est incomplet, le corps y est encore trop imaginaire..

Que se passe-t-il lorsque H1 dit, en substance : « c’est par là ! » ? N’est-t-il pas en train de se concevoir comme détenteur d’un pouvoir qui lui permettrait de dire ce qu’il y a à faire sans avoir à réfléchir ? Il semble savoir que la technique consiste en une habitude qui se passe de la réflexion. En effet, concernant la synthèse corporelle du skieur, Warnier (2005 ; 11) indique que celui qui descend une piste noire à grande vitesse ne pense plus à comment faire pour tourner, ou à la partie de la carre sur laquelle il va faire porter son poids. Une grande économie de moyen définit l’efficacité technique. Le skieur anticipe plusieurs dizaines de mètres à l’avance, il ne pense pas à ce qui se passe sous ses pieds : « il faut que « ça » skie machinalement et que le système corps-ski-piste fonctionne sans intervention intempestive du moi conscient ». En cela, la maîtrise revêt la forme de l’instinct. H1, lorsqu’il affirme : « Je sais ! C’est par là », investit la place du connaisseur, de celui qui n’a pas besoin de réfléchir pour être efficace. Il s’imagine occuper cette place où la technicité se cache sous les auspices de l’instinct. H1 semble participer à une rêverie montagnarde où l’on peut devenir un « homme des bois ». Il est en quête d’un ensauvagement.

Il me semble que l’on pourrait rapprocher cette expérience de la « leçon d’écriture » que donne un chef Indien à Claude Lévi-Strauss (1955 ; 352). En effet, H1, par son affirmation, investit une position de maîtrise. En énonçant la vérité sans mobiliser une réflexion basée sur des connaissances, il se proclame détenteur d’une autorité. Cependant, alors que l’énoncé du « pro » relève de la litote, car il ne dit pas tout, H1 est métonymique, car il prend la forme pour le tout, l’attitude assurée qui découle de la maîtrise pour le système corps-objet effectivement maîtrisé. La forme qu’il mobilise est vide de technique, et le mimétisme n’aboutit pas aux mêmes résultats que la technique apprise pas à pas. Le couperet tombera quelques minutes plus tard, lorsqu’il se rendra compte que son manque d’expérience présente des risques. Dans le chapitre suivant, nous verrons que cette acceptation de l’écart le distingue des brésiliens que j’ai pu observer dans des situations similaires.

Au moment où il indique la direction, H1 est coupé de la filiation, de la transmission du savoir-faire. Dénier21 la valeur de l’apprentissage le place dans une position mythique et narcissique. Car, mythiquement, la naissance du héros est entourée d’un halo de mystère surnaturel qui le fait échapper à la condition ordinaire : celle qui positionne le sujet dans la succession des générations. Il possède des qualités innées qui le placent hors de la transmission. Cette place extraordinaire, asociale, lui confère un pouvoir d’essence divine. Rolland Barthes (1957 ; 67) avait perçu cette rhétorique dans les films de Série noire : « les gangsters et les dieux ne parlent pas, ils bougent la tête, et tout s’accomplit » (p. 69). Leur désinvolture est un signe de puissance. On pourrait ainsi avancer que dans la randonnée pédestre, les marcheurs et les dieux ne réfléchissent pas, ils vont, et le chemin est fait. L’expression « faire le GR20 » est révélatrice de ce mythe. Du point de vue de l’inconscient, le corps est performatif, il fait advenir le monde comme s’il s’agissait de sa propre œuvre.

Cinquante ans plus tard, l’analyse de Barthes reste pertinente pour les films d’action. Ainsi, Rambo est un militaire surentraîné, capable de remplir n’importe quelle mission. Sa force, son habileté technique et sa maîtrise sans faille de tous les éléments lui permettent de faire corps avec la nature, de s’y intégrer au point de devenir sauvage. Il remplit ses missions en devenant marécage, vent, arbre, fauve. La clef de cette transformation réside dans les abandons dont il souffre au cours de ses aventures. À partir du moment où les hommes le laissent tomber, il s’ensauvage et devient « une machine à tuer » complètement autonome. Déçu par l’humanité, il devient une force de la nature. Cet ensauvagement est en fait une surhumanité, car la coupure avec toute généalogie et toute hiérarchie marque son passage vers l’indestructibilité. La seule personne capable de le contrôler est son supérieur hiérarchique et formateur. Mais, lorsqu’il est séparé de lui, sa maîtrise et son pouvoir décuplent. Lâché au milieu de la jungle, il sait où il est, ce qu’il doit faire et comment le faire. Son but et les moyens pour l’atteindre sont limpides, son autonomie totale. S’il parle peu, c’est que chaque mot recèle un enchaînement de connaissances dont il n’a pas besoin de faire la démonstration. Cinématographiquement, ses muscles et son équipement en disent suffisamment, et un plan sur son regard suffit à exprimer sa détermination et sa maîtrise.

Entre Rambo et H1, il y a le collectif. Rambo en sort car il est abandonné, ce qui fait de lui une victime qui peut dénier son héritage sans pour autant l’abandonner. H1 n’a pas reçu de formation, mais il recherche directement le dépassement du collectif, l’attitude qui le rendra sauvage. La disparition des balises l’invite à se placer au-delà du groupe, à l’endroit exact où il pourrait poser sa propre trace. C’est d’ailleurs dans l’obscurité enveloppante de la fin de journée qu’il retrouve sa rêverie et me parle de ski hors-piste. Les montagnes qui se dessinent en ombre chinoise effacent le relief réel, et l’imagination remplace le calcul stratégique de la technique.

Après l’expérience de l’égarement et le manque d’assurance qui accompagna son réajustement à la réalité, il s’en remit à moi : « tant que je ne tombe pas, tout me va ». Conscient que sa lecture des signes laissés par nos prédécesseurs – ceux qui ont effectivement posé une trace – est approximative, il m’en laisse la charge. Plus tard, lorsque nous perdrons à nouveau le sentier et que nous reviendrons sur nos pas pour retrouver la balise, il se rendra compte que les signes du collectif ne sont pas accessibles par la logique de l’évidence. En effet, nous fiant à l’évidence, nous avions suivi le sentier le plus large, mais la vraie piste était ailleurs. Son exclamation : « vicieux ! » montre le décalage entre une lecture instinctive et une lecture informée. Le collectif fonctionne ici avec des codes qui guident l’individu et annulent son élan propre. On comprend que H1 puisse considérer que ce code est vicieux, car il piège la personne qui ne se fie pas exclusivement à lui. La leçon du collectif est aride, car elle semble dire « sans moi, tu es perdu ». Si le promeneur suit sa rêverie seul, il s’égarera. S’il veut absolument tracer sa route, il lui faut passer par une initiation poussée. Ce n’est qu’après avoir reçu la technique en héritage, qu’il pourra devancer le collectif et poser sa propre trace. Ce passage n’est réalisé, du moins en montagne, que par un nombre très restreint de personnes. La majorité des randonneurs abandonnent le rêve d’une marche libre lorsqu’ils saisissent la complexité et la durée que nécessiterait l’apprentissage. H1 semble avoir vécu ce moment de renoncement. S’il dit : « tant que je ne tombe pas tout me va », c’est qu’il considère que son plaisir est lié à l’acceptation de l’assujettissement à une contrainte d’apprentissage.

H1 me semble révéler un désir urbain d’ensauvagement. Mû par un imaginaire touristique de la montagne travaillé dans le quotidien, il est en quête d’un état qui se donne à voir dans sa précipitation. De plus, si l’on considère que H1 est parisien, il me semble que la configuration spatiale dans laquelle il se trouve devient compréhensible. En effet, au moment où il décide de couper, il mobilise une connaissance urbaine de l’espace. En ville, lorsque l’on rate la rue que l’on voulait emprunter, il suffit de prendre la rue suivante, puis de virer à angle droit, de façon à « faire le tour du pâté de maison » pour enfin « retomber sur ses pattes ». Sur le GR20, H1 a donc mobilisé le schéma dans lequel il se meut ordinairement. Tributaire d’une technique spatiale performante en ville, H1 ne s’est pas déplacé sur le chemin de randonnée mais dans un schéma citadin. Il ne s’est pas ajusté à ce milieu technique et n‘a donc pas pu produire une nouvelle subjectivité. En effet, si l’on suit la réflexion de Milton Santos (1997 ; 24), il faut considérer que la technique est un milieu, et que « l’objet technique définit en même temps les acteurs et un espace ». Sans objet technique adapté, sans culture matérielle valorisable, H1 – il le dit – n’a pu que « voir ce que c’était ». Resté à distance, il a pris la mesure de l’écart, relativement faible, qui le séparait tant d’une action réussie, que d’une réalisation de soi dans l’action. Le désir qui l’animait a manqué (au sac près) la satisfaction attendue. L’articulation de H1 au collectif ne s’ancrait que sur l’imaginaire touristique tel qu’il se donne à voir en ville, notamment dans la publicité. Il était en dialogue avec des images de la pratique et non avec les moyens moteurs (la culture matérielle) que le collectif des pratiquants impose à qui cherche à intégrer le groupe des randonneurs. Pour H1, au contraire de H2 et H3 dont je vais parler à présent, la mesure de cet écart a débouché sur l’abandon. La frustration qui en résulta pourra fonctionner comme un moteur lors d’une future tentative. L’imaginaire a été travaillé par la mesure de l’écart qui le séparait de la pratique réussie, et par l’estimation des techniques qu’il devra mettre en place pour se faire plaisir.

Rencontrer H1 fut une chance pour ma recherche. Je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment. Il était assez ouvert pour discuter et me laisser le suivre, mais suivait suffisamment son désir pour laisser s’exprimer ses propres volitions. L’analyse de la description ethnographique qu’a occasionnée cette journée de marche permet de saisir l’orientation affective d’un désir urbain de randonnée. Elle donne des indications sur les qualités esthésiques de l’espace et sur les aspirations imaginaires du sujet, que le collectif des marcheurs doit prendre en charge. Je pense ainsi avoir dégagé l’assise d’un imaginaire touristique qui s’articule avec un imaginaire de soi.

L’imaginaire touristique français se construit donc autour d’un sujet autonome, maître d’une technique qui lui permet d’accéder à un état situé au delà du collectif. Nous verrons combien cet état – décrit comme un ensauvagement – permet un intense et formidable sentiment de libération. Ainsi, si l’assujettissement à la discipline du collectif est une étape valorisée et valorisante, il permet d’éprouver le sentiment de sortir de la société.

Notes
21.

Le déni se distingue de la négation dans la mesure où l’objet de la dénégation existe pour le sujet. La négation est une négation de l’existence de l’objet.