H2 et H3

J’ai rencontré H2 et H3 pendant le dernier arrêt du car qui reliait Salvador à Lençóis. Ils lisaient un gros livre. La couverture était patinée et la tranche un peu jaunie. Un marque-page en cuir dépassait. Un peu espiègle, conscient que le car constituait un bon endroit pour rencontrer de potentiels interlocuteurs, j’observais ces deux jeunes hommes. J’avais peu de temps, car le bus ne nous laissait que quelques courtes minutes pour manger et nous dégourdir un peu. Le livre, Grande Sertão Veredas, de Guimarães Rosa, me servit de prétexte pour faire le premier pas. Ils étaient peu disposés à la conversation, mais la glace se brisa lorsque nous sûmes que nous nous rendrions ensemble au camping de Lençóis. Ils étaient paulistes et faisaient un voyage en plusieurs étapes. Ils venaient de passer quelques jours dans l’état du Minas Gerais, pour assister à un festival de littérature consacré à Guimarães Rosa.

Au camping, une fois nos tentes montées, nous décidâmes de faire une petite promenade en direction de la rivière Lençóis. La gardienne nous avait indiqué la direction et décrit le milieu que nous rencontrerions : un long rapide courant sur une roche lisse, parsemé de chaudrons profonds où l’on pourrait se baigner. Plus haut, nous trouverions un cirque de sable et des petites formations en cheminées de fées. Notre interlocutrice, qui était également guide, dit aussi que de cet endroit, la vue surplombant le village était magnifique. En chemin, nous demandâmes notre direction à un gamin. Il n’accepta qu’à la condition de louer ses services comme guide. H2 et H3 refusèrent.

Le lit de la rivière était très lisse et nous passâmes un moment à marcher sur ces dalles et à jouer avec l’eau. Lorsque je leur parlai de ma recherche, ils me dirent qu’à leur avis, les gens qui visitaient ce lieu quittaient la civilisation pour revenir à la nature et ainsi rencontrer une entité plus ancienne et plus sauvage. H2 roula un joint d’herbe. La formation rocheuse ressemblait à du marbre poli. Des pierres, de tailles et de formes différentes, étaient prises dans un ciment de couleur rose. Dans le lit de la rivière, l’érosion avait poncé la roche, offrant ainsi une coupe longitudinale propice à l’observation. H2 et H3 entamèrent une conversation sur la formation géologique du lieu. Je ne comprenais pas grand chose de ce qu’ils disaient. Essayant de recadrer la discussion pour arriver à les comprendre, je leur demandai s’il s’agissait plutôt d’une formation liée à des mouvements tectoniques ou bien si la roche était sédimentaire. Je compris encore moins ce qu’ils me répondirent : il était question de la pression atmosphérique et de son influence sur les eaux souterraines. H2 affirmait que la pression atmosphérique faisait descendre l’eau, ce qui expliquait pourquoi il y en avait tant. Je ne comprenais pas comment l’on pouvait donner une réponse aussi éloignée de la vérité avec autant d’assurance.

Par ailleurs, H2 aimait regarder les détails des choses. Il se baissait et contemplait les fleurs, les plantes, les insectes ou la roche. Alors que nous prenions le chemin du retour, il s’arrêta pour observer une araignée. Il effectua la dissection d’une carapace d’insecte qui se trouvait près de la toile.

Je notais qu’ils posaient souvent des questions sur la raison d’être de ce qu’ils observaient. Mais, s’ils aimaient donner des réponses, et si leurs raisonnements semblaient suivre une logique scientifique, le contenu en était loin. Pris dans la tentative de les comprendre, et n’y arrivant pas, je n’ai pas noté le contenu de ces réflexions. Elles me semblaient tellement folles que j’avais du mal à m’en souvenir. Je pensais avoir raté un mot, une bribe de phrase, je doutais de ma maîtrise du portugais. Je me contentais de noter sur mon carnet de terrain : « se posent souvent la question du pourquoi des choses. Ils planent. Ne connaissent pas grand chose ». Déconsidérant mes deux interlocuteurs, je ne pensais pas être vraiment en train de faire du terrain. J’espérais rencontrer au plus vite des personnes plus intéressantes. La démarche qui initie ce travail, en mobilisant la figure de l’erreur, ne m’était pas encore venue à l’esprit. Je cherchais du plein, des discours construits et intelligibles. Le manque de connaissances de mes interlocuteurs à propos du milieu dans lequel nous nous trouvions ne me semblait pas receler de valeur ethnographique. Je ne voyais pas encore que ce manque cachait un imaginaire.