Le lendemain nous passâmes un long moment à prendre un petit déjeuner qui les enchanta : jus d’orange, tapioca, fruits, jambon, fromage, café au lait sucré et confitures. Ils étaient tout autant enchantés par la jeune fille noire qui faisait le service. Pour parfaire l’ambiance, ils découvrirent un lecteur de CD et un disque de Bob Dylan. Ils trouvaient incroyable de rencontrer en ce lieu une musique qui collait si bien à leurs sentiments.
Nous partîmes tard dans l’après-midi en direction de la cascade du Sossego, qui se trouvait à près de trois heures de marche du village. La gardienne du camping nous avait mis en garde contre la dangerosité de ce sentier, car, s’il a plu en amont de la rivière il arrive qu’une crue se déclenche en quelques minutes. Le lit étant étroit, des marcheurs se font parfois surprendre et emporter par le courant. Malgré notre départ tardif, H2 et H3 étaient confiants dans leurs capacités physiques, et pensaient mettre bien moins de temps que la moyenne pour faire l’aller-retour.
Nous marchions depuis moins d’une demi-heure lorsque la rivière apparut au fond de la vallée. À ma surprise, ils décidèrent de couper par le maquis22, car ils croyaient avoir aperçu un chemin qui menait à l’eau. Ils avaient aussi envie d’escalader un gros rocher, espérant ainsi contempler la vallée d’un point élevé. J’étais étonné qu’ils ne se soucient pas de notre objectif, car la nuit allait tomber autour de 18h. Notre temps était compté, et nous n’avions pas le « loisir » de traîner en route. Surtout, je pensais que nous ne prenions pas la bonne direction, car la gardienne nous avait dit que la cascade se trouvait bien en amont. Lorsque je leur fis part de ces remarques, ils me dirent « on avance tant qu’on peut (a gente vai até onde der) », quant à la direction, ils maintinrent que nous suivions la bonne.
Au cours de la descente, H2 s’arrêta de nombreuses fois pour regarder les fleurs et les lézards. Il cueillit quelques spécimens et les plaça précautionneusement dans son gros livre. Dès que nous fûmes au bord de la rivière, nous prîmes un bain. H2 et H3 se placèrent dans l’eau et jouèrent un moment à contempler les reflets du soleil dans les remous que provoquaient leurs jambes immergées.
Le bruit d’une cascade, située en aval, leur fit décider de descendre le lit de la rivière. Il s’agissait d’un long rapide que les baigneurs aiment à descendre comme un toboggan aquatique. Quelqu'un vendait du poulet cuit à la braise et des boissons fraîches. Ils passèrent sans s’arrêter, ni même regarder. Nous marchions vite, sautant de rocher en rocher au fond de l’étroite vallée. Chacun choisissait son propre itinéraire dans ce tumulte rocailleux. Plus que de la presse, une légère compétitivité nous animait. Celui qui se faisait coincer dans un cul-de-sac et devait escalader un rocher ou faire un détour se retrouvait en arrière de notre petit cortège… jusqu’à ce que la chance tourne et qu’un autre soit freiné dans sa progression.
Plus bas, nous arrivâmes dans un canyon. Ils décidèrent de faire une pause pour fumer un joint. S’ils étaient joyeux, je n’arrivais pas à entrer en harmonie avec leur humeur, car je les trouvais trop déconnectés de la réalité. J’avais envie de les questionner sur leur présence ici. Mais il fallait prendre des détours, trouver une accroche pour qu’ils répondent, car les questions trop directes les rendaient légèrement soupçonneux. Leurs réponses étaient laconiques. Il me fallait les observer, et ensuite discuter en prenant pour base mes observations.
En examinant la roche, ils se questionnèrent sur la formation des falaises qui nous surplombaient. La structure géologique et les mouvements tectoniques que le lieu avait subis y apparaissaient de façon très nette. Leurs explications m’apparurent farfelues, et, une fois encore, je ne les notai pas. Mais elles me mirent la puce à l’oreille ; je leur demandai donc s’ils croyaient en Dieu. La réponse fut nette et courte : non, ils ne croyaient en rien, la religion était pour eux une illusion, il ne croyaient qu’à « ce qui existait », à ce qu’ils pouvaient voir et toucher.
La discussion fila sur l’origine de l’homme au Brésil. Ils pensaient que l’hypothèse d’une migration par bateau était la plus probable. Il parlèrent rapidement des sites archéologiques brésiliens. Ils savaient peu de choses sur la chronologie de l’hominisation, mais semblaient réticents à l’idée que la colonisation préhistorique du Brésil soit aussi récente que je le prétendais (j’avançais 40 000 ans, 700 000 pour celle de l’Europe et situais l’invention du feu autour de 500 000 ans). Ils se mirent à imaginer le paysage préhistorique à partir de leurs connaissances. Selon eux, en ces temps reculés tout était beaucoup plus grand : des arbres faisaient 200 m de haut, les tatous étaient gros comme des voitures (la coccinelle). H2 demanda alors si nous pensions que la nature avait toujours été aussi harmonieuse et équilibrée qu’à présent. Pour lui, le paysage dans lequel nous nous trouvions était une expression de cette harmonie. Nous verrons par la suite que les éléments constitutifs de cette discussion sont très fréquemment mobilisés ensemble par les touristes brésiliens. L’idée d’harmonie y est presque toujours présente.
Inspirés par la falaise, ils avaient incliné la tête de façon à fixer l’axe horizontal de la vue sur les strates obliques de la roche. H3 tenta une photo en utilisant le même procédé avec l’appareil. Puis, avançant qu’il aimait crapahuter, il se mit à escalader la paroi. J’essayai de l’en dissuader car la sécurité était très précaire : rien ne pouvait ralentir ou amortir une chute. Quelques minutes plus tard, il revint et s’installa en silence sur la dalle. Je lui demandai si ça allait ; il répondit : « j’ai peur de ce que j’ai fait ! ».
Ils voulurent que je les prenne en photo au milieu de cet étroit canyon. Ils posèrent sur une grosse pierre qui se situait au centre du cours d’eau. La photo prise, ils improvisèrent un jeu de lutte en équilibre sur le rocher.
Plus loin, nous débouchâmes sur une large étendue d’eau sombre. Il fallait traverser, car le sentier se trouvait sur l’autre berge. J’aurais préféré retourner sur nos pas pour trouver un autre passage, et, à tout prendre, je pensais même retourner au village en prenant en sens inverse l’itinéraire qui nous avait amené ici. Mais ils ne voulaient pas faire demi-tour. H2 dit qu’il n’aimait pas ça. Bien que nous ne sachions pas où nous nous trouvions, ni même s’il y avait un chemin de l’autre côté, ils voulaient traverser. H3 passa de l’autre côté à la nage et H2 lui lança nos sacs avec une adresse relative.
Une fois de l’autre côté, ils prirent un sentier mal tracé, qui leur semblait aller dans la direction du village. Celui-ci se perdit vite et nous dûmes revenir sur les berges. La végétation épineuse était trop dense pour couper tout droit. Une légère fébrilité s’empara d’eux. Ils accélérèrent le pas dans la demi-obscurité. Nous fîmes d’autres essais infructueux. Nous étions au milieu d’une ancienne aire de garimpo 23 et la nuit commençait à tomber. Alors que je fermais la marche, ma jambe s’enfila dans un trou. Coincé, un peu choqué, je mis du temps à me faire entendre d’eux pour qu’ils m’aident. J’étais éraflé et un peu excédé, car ils minimisaient ce qui venait de se passer. J’insistai en avançant qu’il était hors de question de se lancer de nuit dans un tel milieu. La gardienne du camping nous avait prévenus de la présence d’anciennes mines dans lesquelles il arrivait que quelqu’un tombe. Pour moi, il fallait revenir sur nos pas, lentement, ou bien rester ici. Nous marchâmes encore un peu sur un terrain dégagé, mais la nuit était tombée. Pour continuer à avancer de nuit, ils voulurent faire une torche avec des feuilles enflamées, mais l’opération ne fonctionna pas. Nous nous installâmes donc sur une large dalle, abritée du vent par un rocher. La torche s’était transformée en petit feu de camp.
Ils n’avaient emporté ni boisson, ni nourriture. J’avais quant à moi une bouteille d’eau et des biscuits, ce qui nous permit de nous alimenter un peu. L’ambiance se décontracta et nous nous mîmes à apprécier la situation. H3 fit remarquer qu’il y avait certainement des cactus comestibles près de nous, mais il n’était pas certain de pouvoir les reconnaître. Je préparai un tas de bois pour alimenter le feu. Il me semblait qu’ils n’osaient pas trop s’éloigner dans l’obscurité pour ramasser des branches mortes. Une autre expérience nocturne, que je narrerai plus tard, me laisse penser qu’ils craignaient les serpents, nombreux à être actifs la nuit. Le feu nous réconforta un peu plus, mais je remarquai qu’ils ne savaient pas bien le gérer. Ils aimaient que les flammes montent haut, ce qui était assez facile car certaines plantes que nous y jetions contenaient une essence qui les faisait s’embraser avec éclat. J’insistais pour ne pas trop en faire usage, car leur abondance autour de nous me faisait craindre qu’une escarbille les atteigne. Les réserves de bois qu’offrait le lieu étaient limitées, et ces plantes ne produisaient qu’une incandescence rapide. H2 et H3 n’avaient pas envisagé la possibilité de se rationner pour avoir du feu toute la nuit.
Le temps s’écoulait et les conversations étaient entrecoupées de longs silences. Le feu diminua, les étoiles devinrent plus visibles. Nous contemplions le ciel et nous imprégnions des sonorités nocturnes. Ils cherchèrent à trouver Orion, la Croix du Sud et le Scorpion. Nous échangions sur nos connaissances (très réduites) du ciel. Ils débattirent un long moment sur l’endroit où devait se trouver le sud, mais n’étaient pas d’accord sur la constellation qui lui correspondait. Parfois, dans le silence, H2 écrivait de la poésie. Il nous lut un court poème qu’il avait nommé comer o silêncio (manger le silence). Je le questionnai sur son ressenti présent. Cette nuit était une des meilleures qu’il ait jamais vécue. Il se sentait « complet » et « heureux ».
Je compris que nous étions en décalage, car je fis une remarque ironique : « pourtant nous n’avons rien : ni nourriture, ni eau, ni vêtements, ni même un chemin ». Il m’offrit un sourire amusé en guise de réponse. Je me rendis compte de mon acharnement organisationnel quand je vis H3 s’endormir accroupi, les bras autour des ses jambes repliées, la tête fichée dans le creux du coude. Sans moi, ils n’auraient pas fait de feu, ils auraient eu froid, et plus faim encore. Mais leur manque d’organisation n’en était un que pour moi. Je n’avais pas résisté à la tentation de jouer moi même à l’aventure, mais avec mon propre imaginaire du jeu. L’intensité du désagrément que comportait notre situation n’était pas la même pour eux que pour moi. S’ils l’acceptaient comme elle venait, profitant de l’occasion pour regarder le monde avec imagination et poésie, je cherchais à la diminuer au moyen de la technique. La cohérence et l’abondance de l’équipement des randonneurs français me revint en tête. Si H1 avait abandonné à cause de son manque de préparation, H2 et H3 étaient satisfaits de leur expérience. Ils parlaient déjà de la prochaine marche qu’ils voulaient réaliser.
Lorsque le jour commença à poindre, ils décidèrent que nous pouvions reprendre le chemin. H3 nous regarda amusé : nous avions des allures de fêtards qui reviendraient d’une nuit de fête paulista (les Brésiliens disent balada pour désigner les sorties festives). Notre état lui rappelait les nuits de « galères où l’on rentre à point d’heure après avoir marché dans São Paulo pour trouver un bus ». J’ironisais : « saudades24 de São Paulo ? ». « J’avais jamais pensé qu’on puisse sentir de la saudade de São Paulo ! » répondit-il amusé. Pour eux, cette ville était synonyme d’agitation et d’effervescence, elle était sans histoire, hyper-urbaine, et figurait le symétrique inverse du Nordeste, qui leur apparaissait plus traditionnel, plus enraciné dans une histoire véritable.
Cette végétation porte le nom de carrasco, elle correspond aux plantes qui colonisent les espaces pauvres, où le substrat rocheux a été mis à nu par le feu ou par l’extraction minière. Les plantes sont ligneuses, souvent épineuses : cactus, sorte de yucca…
Garimpo : orpaillage pour le diamant. Les garimpeiros utilisaient la force de l’eau pour évacuer la terre et le sable. Ils filtraient ensuite ce sol mêlé d’eau pour y trouver les diamants. Après cette opération, la roche présente des arrêtes aiguisées, et les trous que la terre remplissait se trouvent alors ouverts.
La saudade est un sentiment proche du blues. Saudades de São Paulo est aussi le titre d’un livre de Claude Lévi-Strauss (1995).