Envoûtante nature

Le défaut de technique constitue le point commun entre H1, H2 et H3. Pourtant, nous voyons que la culture matérielle ne revêt pas la même valeur pour les deux marcheurs brésiliens et pour H1. Ce dernier, après l’avoir dénié, mesure son manque de technique et renonce à poursuivre sa randonnée. Par contre, H2 et H3 ne considèrent pas cet écart comme un frein à leur pratique. Ils poursuivent, sans chercher à incorporer les compétences nécessaires à une marche qui se déroulerait sans trop d’encombres et de prises de risques.

De quel imaginaire H2 et H3 sont-ils les acteurs ? Quelles sont les différences entre leur approche de la marche et celle de H1 ? Du point de vue de la pratique, H1, H2 et H3 maîtrisent peu la culture matérielle de la randonnée pédestre. Par ailleurs, du point de vue de l’imaginaire, ils partent avec une même ambition : se faire plaisir en marchant plusieurs jours dans la nature. Ils cherchent à atteindre un état qui opère une forte rupture affective par rapport à leur quotidien urbain et qui se rapproche d’un sentiment de plénitude et de complétude. De même, avant de mettre le pied sur le sentier, tous se pensent capables de terminer la marche sans encombre. Un léger sentiment de défi face à la difficulté les anime. Les ethnographies proposées ci-dessus permettent de voir que les attitudes diffèrent face au fait de se perdre. Notons, par ailleurs, que dans les deux cas, l’ethnographe joue un rôle proche de celui d’un guide, car il agit dans le sens d’un réajustement à la culture matérielle et fixe des limites à la prise de risque. Dans les deux cas, j’ai servi de repère, comblant les lacunes pratiques de mes interlocuteurs. Nous reviendrons sur cette dimension de ma méthode de terrain.

En ce qui concerne H1, lorsque je prends en main la gestion de notre marche, il reconnaît mon autorité et consent à s’y assujettir26. Elle semble le réconforter, puisqu’il dit que tant qu’il ne tombe pas, tout lui va. Ainsi, ayant donné à son attitude le sens d’une trop forte prise de risque, il se remet dans les traces du collectif, auquel je viens de faire la preuve de mon appartenance. À travers moi, il fait confiance à la culture matérielle techniciste et s’y soumet. À la fin de la journée, l’impression d’agir en dehors du collectif (qui se résume par l’expression « manque de préparation »), lui fait abandonner ses projets. Il dit avoir « vu ce que c’était », mais repart avec le sentiment de n’avoir fait qu’envisager à distance l’expérience de la randonnée sur le GR20.

Le comportement de H2 et H3 révèle une conception différente de la culture matérielle. En effet, si d’un point de vue pratique, je joue un rôle similaire, la différence avec H1 se trouve dans le fait que ma technique n'est pas valorisée en tant que technique. Sous la pression de mon insistance, ressentant probablement mon irritation, ils reconnaissent du bout des lèvres la pertinence de la prudence. Le seul moment où mon attitude sera ouvertement et spontanément valorisée se situe dans le cadre d’une interaction sociale avec d’autres marcheurs : lorsque nous discutons avec mon amie de la faculté de São Paulo. La façon dont ils parlent de moi ressemble assez à un conseil, consistant à recommander un guide à un ami. Leur argument semble plus aller dans le sens d’une valorisation de ma personne que dans celui d’une valorisation de la technique dont je suis détenteur. Plus que l’apprentissage, ils semblent considérer que c’est ma personne qui, intrinsèquement, est performante en matière de marche dans la nature. Dans leurs propos, mes connaissances semblent aculturelles, comme si elle relevaient du don. Me prennent-ils, non pas pour un être ensauvagé, mais pour un sauvage ?

Sur le sentier, leur rapport à mon autorité technique est ambigu, puisqu’elle n’est ni ignorée ou rejetée, ni ne provoque un assujettissement. Ainsi, les deux soirs, lorsque je prends la direction de la marche, H2 et H3 ne refusent pas mon mode de fonctionnement. Et le reste du temps, lorsque je n’impose pas un mode d’action, ils semblent considérer la technique avec une certaine indifférence. La technique n’est donc ici ni un horizon à atteindre, comme pour H1, ni une connaissance pratique dévalorisée. Bien que mes interlocuteurs semblent se l’adjoindre, l’annexer à leur pratique, elle est comme ignorée. Ainsi, au cours de cette expérience, je ne suis pas un révélateur de l’erreur, comme avec H1, mais un adjuvant qui permet de ne pas dépasser les limites du risque vital. De fait, chaque fois que j’impose avec autorité ma culture matérielle, ils se laissent conduire sans discuter. Ils me font confiance.

Quant au rapport à la nature, il semble direct, sans médiation. Les deux jeunes marcheurs se disent les touristes les plus proches de la nature justement parce qu’ils n’ont pas employé de guide. Ils considèrent en effet que celui-ci pourrait les empêcheraient d’entrer en harmonie avec le milieu dans lequel ils évoluent. L’ethnographe semble offrir un bon compromis, car il est détenteur d’une culture matérielle suffisamment performante (une sauvagerie) pour éviter les plus gros risques, mais reste suffisamment effacé pour laisser s’exprimer leur volonté expérimentale. Il permet de jouer à marcher sans guide sans pour autant prendre trop de risques.

Ainsi, pour les randonneurs français, la technique semble constituer la condition de l’accès à la nature. Or pour les randonneurs brésiliens, le guide apparaît plutôt comme un garde fou qui permet d’éviter une fusion mortelle. Par leur désintérêt vis-à-vis de la technique et leur assurance d’être les touristes les plus proches de la nature, H2 et H3 montrent que la recherche du sentiment de nature n’est nullement médiatisée par la culture matérielle propre à la randonnée, comme c’est le cas en France. Ainsi, le sentiment de complétude que ressent H2, au sortir de notre première perte, n’est en rien entaché par ce que les randonneurs français qualifieraient de « manque de préparation ».

Si pour les Français rencontrés, la prise de risque équivaut souvent à un défaut de technique qui menace le fait d’arriver à « faire » le GR20, pour les Brésiliens rencontrés, le risque serait plutôt de se perdre dans la nature. Par l’intermédiaire du guide, il s’agit plutôt de garantir un retour à la culture, après s’être plongé avec facilité dans l’envoûtante harmonie d’une totalité « océanique » (Freud : 1948). Le guide correspond donc à un passeur, à un « être intermédiaire » (DaMatta : 1993 ; 103) qui éviterait au randonneur de s’abîmer dans une situation technique et affective sans retour. Narcisse, contemplant le reflet de son visage et celui de la nature environnante27 prend ici soin de s’adjoindre la surveillance d’un maître nageur.

Les Français se dotent d’une culture matérielle qui les rend autonomes (sauvages) et leur permet d’accéder, par un effet de dépassement, au sentiment de nature. Comme nous le verrons à partir de l’observation des relations avec le guide, cette technicité est gardée à distance, voire niée, par les Brésiliens. Elle consiste en un contrôle extérieur qui garantit la survie et l’intendance, mais elle ne joue que très légèrement sur le sentiment de nature. Ainsi, l’aptitude du guide de métier est plutôt considérée comme un fait de nature, ou un archaïsme, que comme le fruit d’un apprentissage culturel. Pour les randonneurs brésiliens, l’imaginaire lié à la marche ne passerait donc pas par l’autonomie, mais par l’annexion d’un être sauvage et dévoué. Ils concevraient plutôt la marche comme un abandon culturel, et le marcheur comme un être doué d’une capacité d’harmonisation avec le milieu. Ni assujetti à une culture, ni envoûté par la nature, le guide, d’autant plus valorisé qu’il est natif de la région, sait préserver les excursionnistes des mélodies trop envoûtantes.

L’ethnographe étranger semble garantir une protection similaire, tout emmailloté qu’il est dans une obsession techniciste qui l’empêche de vraiment sentir la nature. Figure paternelle, il ne peut pas vraiment comprendre. Il présente aussi cet avantage de permettre à de jeunes marcheurs de fuir la relation traditionnellement paternaliste (voire raciste) qui existe entre les randonneurs et les guides. La relation de domination qui marque généralement ce rapport, est en quelque sorte inversée par H2 et H3. On pourrait d’ailleurs considérer que la distance qu’ils peuvent prendre face à un intellectuel du « premier monde » leur permet d’affermir cette fuite. Non seulement ils ne veulent pas être en position de domination, mais ils peuvent ici jouer au dominé qui s’émancipe, par une distance critique et par le dédain de certaines caractéristiques du dominant.

Notes
26.

Dans mes propos, ce terme ne renvoie pas à la relation dominant/dominé, mais à la nécessaire soumission à la règle pour l’incorporer. Le désassujettissement consiste en une phase postérieure où le sujet gagne en autonomie de choix et en capacité de gestion de soi. Je reviendrai sur cette notion à l’aide du travail de Judith Butler (2007).

27.

Sur le fait que Narcisse contemple aussi le reflet de la nature dans l’onde, voir Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, Livre de Poche, 1942. p. 35.