Question de méthode

On ne peut savoir comment H2 et H3 se seraient comportés si je n’avais pas été avec eux. De mon point de vue – français – j’ai tendance à penser qu’ils se seraient perdus au début de la randonnée, au moment de ma première intervention. Ils auraient probablement tourné un long moment sans trouver le chemin. En auraient-ils trouvé un autre ? Auraient-ils finalement été quérir un guide ? Se seraient-ils greffés sur un autre groupe de marcheurs ? L’un des deux aurait-il pris en charge l’intendance et la survie ? Se seraient-ils fait plaisir sans suivre leurs projets ? Auraient-ils eu un accident ?… Ces questions sont peu pertinentes.

Revenons plutôt sur les conditions d’observation de cette expérience ethnographique. J’ai en effet largement influencé mon champ d’observation. Ma manière de procéder n’avait rien à voir avec cette autre technique ethnographique qui consista, sur le GR20, à faire semblant de lire, allongé sur mon tapis de sol, muni de lunettes de soleil, pour observer discrètement mes voisins de bivouac monter leur campement. Avec H1, H2 et H3, j’ai participé à l’action et l’ai orientée.

Il me semble pertinent de s’attarder sur le fait que ma propre réaction permet de lire la façon dont mes interlocuteurs pratiquent la randonnée pédestre. En effet, ma réaction, parfois démesurée, m’a permis de repérer ce que ma culture me conseillait de refouler. Ainsi, la culture matérielle dont je suis imprégné consiste en une discipline qui tend à réduire l’incertitude, le laisser-aller, l’abandon, l’aléatoire. La culture matérielle dont je me suis servi au cours de cette randonnée cherche à contrôler l’imprévu afin de mener la marche à son terme. Elle tend à atteindre un objectif qui est fixé avant le départ. H2 et H3 m'ont mis en prise avec l’angoisse française du « manque de préparation », et surtout, avec ma capacité à regarder les autres au travers de ce filtre perceptif. Je regardais mes compagnons en me demandant quand donc ils allaient enfin s’ensauvager par la technique, alors que j’étais en train de jouer le rôle – et de le percevoir – du gardien de la raison contre les risques de l’envoûtement.

Dans ses séminaires d’ethnopsychiatrie, François Laplantine soulignait que son maître, Georges Devereux, était le premier à avoir mis en lumière l’importance du contre-transfert dans la recherche en sciences sociales. La présente étude ne prétend pas s’inscrire dans le champs de l’ethnopsychiatrie, car je ne suis pas analyste. Je fais de l’anthropologie en m’appuyant, parfois, sur les découvertes de la psychanalyse. À la suite de Devereux, je considère que le social et le psychique sont les deux faces d’une même pièce. Mais mon travail se restreint à l’interprétation de comportements sociaux observés in situ, dans le but d’éclairer des dynamiques socio-culturelles, ainsi que leurs rapports avec la psychologie individuelle (thématique société/individu). Par contre, à aucun moment je ne puis affirmer avoir accès à l’inconscient des personnes que j’étudie. Je cherche donc à comprendre, par l’interprétation ethnologique, des phénomènes sociaux et culturels qui traversent et définissent les personnes, mais dont elles ne sont pas conscientes. L’ontogenèse, les freins au développement du sujet et la cure de ses pathologies ne sont pas du registre de mon travail.

Cependant, les indications méthodologiques de Georges Devereux permettent de comprendre que mon agacement (fort avec H2 et H3, plus atténué et éphémère avec H1) n’est pas un obstacle à l’objectivation. Cette réaction affective peut au contraire servir la démarche d’objectivation. Nous avons en effet vu qu’à un moment, sur le sentier, je perçois cet agacement, et que cette perception génère en moi un trouble qui fait vaciller le jugement de valeur catégorique que je commençais à émettre à propos de mes interlocuteurs. Je me rends ainsi compte de ce qui est, pour moi, normal. Cela me permet, non pas d’en prendre le contre-pied, qui consisterait à considérer que l’autre est normal et que je ne le suis pas, mais qu’un autre système motive mes interlocuteurs. Mon trouble est diacritique, il me donne accès tant à ma culture qu’à celle des personnes avec lesquelles je marche. Un extrait de l’ouvrage De l’angoisse à la méthode (Devereux, 1980) me semble éclairer cette situation :

‘Les cultures traitent différemment le même matériel psychique. L’une en encourage le refoulement, l’autre l’exploite ouvertement et quelquefois même excessivement, une autre encore l’accepte comme alternative autorisée pour tous ou pour certains groupes surprivilégiés ou trop défavorisés, etc. C’est ainsi que l’étude approfondie des cultures étrangères permet à l’ethnologue d’observer, à découvert, beaucoup de phénomènes que lui-même refoule : expérience à la fois d’angoisse et de « séduction ». Que l‘on songe aux problèmes de l’ethnologue obligé d’avoir à charge ses vieux parents malgré ses modiques ressources, à qui il arrive d’étudier une tribu dans laquelle la piété filiale oblige à tuer ses parents âgés. (p. 78).’

L’expérience avec H2 et H3 me semble relever de cet ordre de faits. Leur attitude pointe ce que ma culture m’incite à refouler et à contrôler : l’engagement dans une expérience vécue au présent, non médiatisée par une culture techniciste minutieuse et dont le bon déroulement dépend du support d’une tierce personne. Il importe donc de considérer que je me sens en danger (source d’angoisse), plutôt que de chercher à diagnostiquer une inconscience de mes interlocuteurs vis-à-vis du danger. Cette dernière piste, si évidente, empêcherait de penser le rôle que j’ai joué dans la marche avec H2 et H3. Elle me placerait dans une position de vérité, assez satisfaisante pour l’ego, mais peu pertinente pour la compréhension. Le système social dans lequel doit être compris le comportement de mes interlocuteurs m’est apparu à partir du moment où j’ai saisi quelle était ma place dans la marche du groupe. Le fait que H2 et H3 aient été « inconscients » et le fait que j'aie été le garant du bon déroulement de notre randonnée, fait couple. C’est cette totalité sociale qu’il faut considérer. La prise en compte du contre-transfert met à jour une dynamique de groupe, et évite de ne regarder l’autre qu’au travers de son propre prisme culturel. Mon énervement provient de ma conception de la marche en groupe, soit une marche où chacun participe à l’autonomie générale.

La méthode qui a été suivie ici cherche donc à respecter le trouble que la différence culturelle provoqua en moi. Ainsi, selon Gilles Herreros (2002), le trouble peut devenir vecteur de connaissance. L’auteur rapproche le concept de trouble de celui de contre-transfert :

‘Le thérapeute ne peut faire l’abstraction de ce que suscite en lui de réactions plus ou moins conscientes son patient. Cette réaction, cette résonance d’inconscient à inconscient, est nommée le contre-transfert ; il est un guide pour l’interprétation de l’analyste. Il ne sert à rien de vouloir s’en déprendre. Se protéger du contre-transfert, comme y invitent les psychanalystes, ne pas y céder, ne revient pas à le nier ou à le rejeter. Pire, se méfier de ce trouble contre-transférentiel au point de le refouler, serait comme refuser de voir ce qu’il contient d’informations, d’enseignements. […] Il n’est pas l’analyse, il est une pièce essentielle du processus de celle-ci. (p. 20-21).’

Au cours des quatre ans qui séparent l’expérience brésilienne de la rédaction de cette recherche, je n’ai cessé de faire dialoguer les deux terrains. Pourtant, c’est bien l’expérience brésilienne qui m’a permis de construire l’angle par lequel je cherche à saisir la pratique française. Le trouble qu’a suscité en moi l’expérience de vie au Brésil, et plus particulièrement celle de la marche avec H2 et H3, n’a pas été nié. Il est vrai qu’il m’a fallu du temps pour trouver un système qui permette de l’interpréter, car, dans un premier temps, je ne voyais que leur comportement, sans comprendre qu’il fallait l’articuler au mien pour saisir ce qui s’était joué au cours de notre expérience commune. Ces deux jeunes marcheurs n’étaient pas fous ou incompréhensibles, comme j'aurais pu le penser spontanément. S’ils pouvaient mener une randonnée de cette façon, sans même se rendre compte de leur manque de technique, c’est que j’occupais une place communément occupée par le guide, qui est, lui aussi, détenteur d’une culture matérielle performante. Mais, à l’inverse de moi, celui-ci sait quel sera son rôle et ce qu’il apportera aux touristes.