Deuxième partie : Contexte socio-historique

Questionner l’urbain

Pour comprendre la pratique de la randonnée pédestre en France et au Brésil, je chercherai à rendre compte des grandes lignes de la matrice urbaine dans laquelle les randonneurs ont été socialisés. En effet, le désir de nature qui les motive est à considérer comme issu de la culture urbaine. Or, l’urbanisation de la société se lit à travers l’histoire de la ville européenne. Elle s’accorde avec une tendance sociale qui produit et esthétise, une idée de nature, une conception du corps individuel et une rythmicité saisonnière. Les randonneurs sont des sujets qui arpentent, combinent, synthétisent et fissurent ces motifs culturels.

D’un point de vue méthodologique, à partir des descriptions ethnographiques de la pratique, j’essayerai de dégager des thématiques opératoires. Dans un certain nombre de cas, je proposerai de mettre en relation ces thèmes avec l’univers du quotidien urbain dans lequel ils sont ordinairement pris. Si les vacances peuvent être considérées comme un rituel de rupture, il semble en effet pertinent de remonter le flux qui va de la vie urbaine au chemin de randonnée. Il faudra aussi considérer le chemin inverse : celui qui fait de l’extraordinaire une légitimation de l’ordinaire.

D’un point de vue épistémologique il s’agit de considérer que le chercheur est pris dans la dynamique sociale qu’il étudie. Pour expliciter ce que fut le terrain, il me semble alors possible de passer par le concept de parcours. J’ai parcouru, urbain, l’urbanité. Par mon passage, je plie et déplie un phénomène social. En effet, il y a dans ce travail un parti pris. Je cherche à relater des choses qui me sont arrivées. Dans l’épistémologie choisie pour effectuer cette recherche, le recours à la pensée de Merleau-Ponty (1945 et 1964) invite à approcher la ville par le vécu. L’ethnographe urbain vit la ville pour pouvoir l’approcher phénoménologiquement. Je suis passé par là. Mais ce « je » et ce « là », ne sont pas seulement miens.

Sur ce point, le parcours urbain qui fut le mien passe par un séjour à São Paulo, où j’ai suivi des cours à la Pontifical Universidade Cathòlica (PUC-SP). J’y ai assisté aux séminaires de post-graduação des professeur-e-s Guilherme Simões Gomes Jr, qui enseignaient l’histoire de São Paulo depuis la découverte jusqu’aux années cinquante ; et de Matilde Maria Almeida Melo, qui donnait un cours de sociologie philosophique sur la thématique « cidade e natureza (ville et nature) ». Cette expérience donna une inclinaison à ma réflexion sur São Paulo. Elle influença mes lectures, ma façon de visiter les musées, les expositions, de parcourir la ville, de m’y divertir. Par ailleurs, dans les séminaires de Matilde Maria Almeida Melo, les discussions et la rédaction d’un texte sur l’ouvrage de Lefebvre, La révolution urbaine (1970) imprégnèrent ma réflexion théorique. Enfin, le passage par cette université eut une influence sur les personnes que j’ai rencontrées. F1, avec qui j’ai suivi les cours de Guilherme Gomes et formé un groupe de travail sur la IIe biennale de São Paulo, devint une amie. Lorsque le séminaire se termina, nous combinâmes de nous retrouver dans la Chapada Diamantina où elle devait se rendre avec deux amies d’enfance. Nous y passâmes une semaine ensemble.

De la même manière, en Corse, un certain hasard influença mon parcours. D’amis d’amis en amis d’amis, je suis arrivé en Corse par le village de Prato de Giovelina, près de Corte. J’y rencontrai des étudiants et un couple qui me prêta une vieille bâtisse laissée à l’abandon. La rencontre avec des étudiants en écologie et en Gestion et Protection de la Nature à l’université de Corte, m’amena aussi à côtoyer des personnes profondément préoccupées, et actives, pour envisager « un autre monde ». Avec l’un d’eux, je me rendis dans le Larzac, pour un grand rassemblement alter-mondialiste organisé par la Confédération Paysanne (José Bové en était le porte-parole). Les nombreuses conférences auxquelles j’assistai pendant trois jours stimulèrent une longue réflexion éthique et politique sur le rapport que notre société entretient avec la nature.

La ville dont je parle est nécessairement passée par moi ; parfois par implication dans l’action observée, parfois par des lectures ou des observations. Les interprétations que je propose sont de nature textuelle, mais elles cherchent à rendre compte du vécu, de l’expérience, de l’aspect (é)mouvant des phénomènes sociaux.