Cadre anthropologique : la variation saisonnière

La pratique de la randonnée pédestre observée s’inscrit pleinement dans une expérience sociale saisonnière. L’expression « partir en vacances » souligne un déplacement entre le monde quotidien et celui des congés. Partir en vacances, revient à prendre congé du travail, à troquer une contrainte sociale forte contre un temps « pour soi » (Dumazedier : 1990). Les variations de la contrainte sociale sont doublées de variations de la sociabilité, du rapport au temps, à l’espace, et à soi même (Viard : 1990). L’alternance entre le temps laborieux et le temps de congé donne un cadre général à mon étude. Cette constante des sociétés française et brésilienne est d’une grande importance pour la compréhension de la randonnée, car elle indique une dynamique globale.

Cette étude renvoie donc à ce que Marcel Mauss appela morphologie sociale (Mauss : 1997). Dans l’Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos, daté de 1904-1905, celle-ci est entendue comme « la forme qu’elles [les sociétés] affectent en s’établissant au sol, le volume et la densité de la population, la manière dont elle est distribuée ainsi que l’ensemble des choses qui servent de siège à la vie collective» (p. 389).

Dans cette étude, Mauss, en collaboration avec Beauchet, avance que la sociologie doit s’intéresser aux mouvements des sociétés. En effet, conjointement à une certaine permanence et à une particularité durable de chaque groupement humain, toutes les sociétés sont mouvantes. Il peut s’agir d’un mouvement historique, mais Mauss, s’il le note, ne s’y attarde guère. Ici l’anthropologue s’intéresse plutôt à des mouvements « rythmiques », à des « oscillations » entre diverses modalités du droit, de l’économie, du religieux, de l’esthétique, de la morphologie sociale, et de la « psychologie »28 des individus. Les humains sont pris dans des rythmicités biologiques, morphologiques, économiques, sociales et psychologiques que la « science de l’homme pris dans se totalité » doit étudier en décrivant tous les aspects de la vie sociale.

Les sociétés eskimos présentent une particularité qui interroge le sociologue : elles reposent de façon remarquablement claire sur une double organisation. Ces deux structures pourraient laisser penser qu’il s’agit de deux sociétés distinctes, tant elles sont opposées. Or Mauss relève que l’une correspond à la vie hivernale, l’autre à la vie estivale des eskimos. L’une se caractérise par l’effervescence de la vie collective, que concrétise la maison commune ; l’autre par l’individualisme propre au campement estival de la famille restreinte. D’une saison à l’autre tous les aspects de la vie sociale changent : la façon dont les individus se lient, leurs noms, le nom de leurs biens, les règles de propriété, l’organisation de l’espace domestique, la vie affective, le gibier chassé, le droit, le sacré.

L’auteur conclut l’essai par une parole eskimo : « en été, le sacré est en dessous, le profane est en haut ; en hiver, le sacré est au-dessus, le profane en dessous » (p. 472). Ainsi, l’étude exhaustive d’un cas particulier permet à Mauss d’établir une loi sociologique de portée universelle. Elle doit se retrouver sous des formes plus atténuées dans d’autre sociétés, dont la nôtre : « [la vie sociale] fait aux organismes et aux consciences des individus une violence qu’ils ne peuvent supporter que pendant un temps, et qu’un moment vient où ils sont obligés de la ralentir et de s’y soustraire en partie » (p. 473 ; souligné par moi). Laissant à d’autres l’étude de ces mouvements de « dilatation » et de « concentration », il propose l’hypothèse selon laquelle « chaque fonction sociale a vraisemblablement son rythme propre » et varie selon les mois, les semaines, les jours.

Une autre piste de recherche semble sous-tendre les lignes de cet Essai. En effet, si la société eskimo présente deux structures opposées, Mauss évite une théorie radicalement binaire, en notant qu’il existe des « répercussions », des « réactions » d’une saison sur l’autre. Il est difficile de saisir quelle a été l’intention de l’auteur dans ces remarques, car le fait qu’il s’arrête sur une interprétation en termes de « survivance » est relativement décevant pour une approche dynamiste. Pourtant, en avançant que « tout ce qu’il y a d’individualiste dans la civilisation eskimo, venait de l’été ; tout ce qu’il y a de communiste, de l’hiver », il montre que l’on ne peut comprendre les deux temps de la morphologie sociale de façon indépendante. Sans mobiliser la notion de contexte, qui suppose un foyer unique, le chercheur indique qu’il y a des déplacements. Des éléments cohérents avec la structure estivale se retrouvent dans la configuration hivernale, et inversement. Il n’y a pas non plus de centre dans la formulation employée par l’auteur, car aucune des deux structures n’est présentée comme normale ou première29. Ainsi, les deux pôles se comportent comme des sources, la dynamique de chacun d’eux sécrète des attitudes sociales qui peuvent s’intégrer dans l’autre type morphologique.

Pour la présente étude, le travail de Mauss recèle une indication : lorsque l’on étudie la rythmicité d’une société, il faut considérer que les deux structures sont à la fois interdépendantes et autonomes. La station hivernale et la station estivale sont autonomes tout en faisant partie d’une même logique eskimo. En faisant dialoguer la découverte de Mauss et la pensée du métissage (Laplantine et Nouss : 1997), j’avancerai que les vacances ne sont ni dans un rapport de continuité vis à vis du quotidien, ni dans un rapport de discontinuité. Les vacances sont un événement, elles ont une logique propre, une autonomie, tout en restant inséparables du quotidien. Cette caractéristique est exprimée par les vacanciers à travers une expression, mainte fois entendue pendant les vacances : « en vacances, je fais le vide/le plein, j’oublie tout ! ». Qu’ils fassent le vide (de soucis) ou le plein (d’énergie), les vacanciers disent qu’ils sont dans un monde à part, et, par là même, situent ce monde par rapport à un autre. Une apparence de contradiction se lit aussi dans le fait que la rythmicité saisonnière des vacances les rend communes et prévisibles. Chaque année, les vacances scolaires se répètent sans changement majeur. Cette stabilité est pourtant contrebalancée par le fait qu’elles effectuent une rupture par rapport au quotidien. En ce sens, elles sont extraordinaires.

En ce qui concerne l’étude des sociétés française et brésilienne, il me semble que l’approche de Mauss peut être enrichie par celle de Simmel. Pour cet auteur : « Lorsque de deux choses vécues, dont les contenus donnés ne sont guère différents, l’une est éprouvée comme étant une « aventure », tandis que l’autre ne l’est pas, c’est dans la différence du rapport vis-à-vis de la totalité de la vie qu’il faut en chercher la cause » (p. 71). Ainsi, l’étude des pratiques vacancières gagne en pertinence lorsqu’elle considère que des valeurs sociales (le corps, la performance…) prennent une teinte différente au sein de chaque temps social.

Notes
28.

Notion que Mauss utilise dans un sens général et assez distant de la théorie freudienne de l’inconscient.

29.

On peut cependant noter que la proximité de Mauss avec le socialisme se ressent dans une certaine fascination face à la structure « communiste » de la station hivernale.