Henri Lefebvre et la révolution urbaine

L’ouvrage d’Henri Lefebvre, La révolution Urbaine 1970), nous servira de guide pour considérer l’urbanité de manière historique et théorique. En effet, cet auteur propose une reconstruction de l’avènement de la société urbaine. Son travail répond à une ambition conceptuelle, car il cherche à forger une réflexion vaste permettant de comprendre les caractéristiques générales de notre société. Il propose aussi des voies pour une critique de la production technocratique de l’espace social (hygiénisme, urbanisme).

Pour Lefebvre, la société urbaine fait suite à un phénomène de croissance économique et d’industrialisation. Mais cet objet est théorique, car la démarche utilisée pour en rendre compte n’est ni inductive, ni déductive, mais « transductive ». Elle s’attache à étudier un objet possible : l’urbanisation complète de la société. La société urbaine est donc à la fois un objet réel et une hypothèse théorique.

‘Pour nous, ici, l’objet s’inclut dans l’hypothèse, l’hypothèse porte sur l’objet. Si cet « objet » se situe au delà du constatable (empirique), il n’est pas pour autant fictif. Nous posons un objet virtuel, la société urbaine, c’est-à-dire un objet possible dont nous aurons à montrer la naissance et le développement, en relation avec un processus et une praxis (une action pratique).(p. 9)’

Cette approche de l’urbanité entre en résonance avec les travaux de Simmel, Weber, Benjamin, mais aussi ceux de Debord et de Sansot. Pour ces auteurs, dont les méthodes sont parfois très différentes, l’accent est mis sur la dimension englobante de la société urbaine et sur la difficile objectivation scientifique. Il faut en effet considérer que la recherche sociologique est elle-même un produit du processus urbain. Cette difficulté méthodologique, mise à l’épreuve par Foucault dans Surveiller et punir, invite le chercheur à être conscient de la dimension politique de sa recherche. Chercheur urbain sur l’urbanité, il produit une réalité textuelle non moins urbaine. Il se doit donc, non pas de sortir de l’urbanité, mais de la pousser à s’interpeller, de chercher à comprendre ses propres contradictions à l’aide d’une méthode dialectique et critique. Dans ce type de recherche, la difficulté tient donc à l’appartenance du chercheur à son objet de recherche : il risque de porter sur son monde un regard trop cohérent et logique, relevant les continuités et délaissant les disjonctions et les contradictions.

Pour étayer son argument, Lefebvre amorce son analyse par une approche historique générale. Celle-ci, malgré le fait qu’elle soit très informée, me semble pouvoir être qualifiée de mythe théorique. Elle fonctionne en effet de la même façon que le complexe d’Œdipe pour la psychanalyse, ou que l’avènement du langage humain dans la théorie lévi-straussienne (Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss). En lieu et place d’un inconnu, ou d’un impossible à percevoir, les savants ont proposé une hypothèse explicative qui permette de cristalliser une théorie autour d’un événement historique, reconstitué logiquement pour les besoins de la description de l’actuel. Nous ne savons en effet pratiquement rien du mode de fonctionnement de la horde primitive, et l’idée d’une sortie de l’animalité par le meurtre du père provient plus d’un besoin scientifique que d’une connaissance des conditions de vie primitives. De même, le passage « d’un stade où rien n’avait de sens, à un autre où tout en possédait » (Lévi-Strauss : in Mauss : 1997, XLVII), reste une hypothèse logique qu’aucun fait empirique ne viendra probablement jamais corroborer. L’importance des rapports généalogiques dans la compréhension de l’inconscient (psychanalyse) et la condition langagière de l’humanité (anthropologie), n’en sont pas moins effectifs.

Le choix de recourir au travail de Lefebvre tient au fait que les auteurs choisis pour aborder la dimension historique du temps libre et du rapport à la nature s’intéressent surtout aux changements qui ont marqué la société à partir du passage entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Lefebvre permet d’interroger un héritage plus ancien, sans pour autant adopter une posture évolutionniste ou organiciste. Il s’agit d’étudier un « processus au cours duquel éclatent les anciennes formes urbaines, héritées de transformations discontinues » (p. 8). Lefebvre cherche à situer les discontinuités et les continuités par une analyse dialectique qui envisage l’urbain comme une tendance, une « virtualité éclairante ». Le futur possible, appréhendable à partir d’une compréhension des vicissitudes historiques de la réalité urbaine, mène à l’objet de recherche du sociologue : l’actuel. Celui-ci est considéré par Lefebvre comme un champ aveugle, ou une boîte noire, c'est-à-dire comme un inconnu dont on sait les potentialités, mais dont la concrétude reste à décrire.